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• Boucq et Charyn, le binôme électrique - 1) au commencement était le verbe

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Faite de tensions, d’orages, de ruptures et de réconciliations, la collaboration entre Boucq et Charyn n’en demeure pas moins l’une des plus fécondes du neuvième art. Non en termes de quantité (cinq albums en quatre décennies !) mais parce que leur œuvre commune innove et ouvre des voies quasiment inédites (dont certaines encore trop peu explorées) dans la BD contemporaine. Tant par la richesse de son contenu que par la puissance de son contenant, image et scénario s’emboîtant comme les pièces d’un puzzle, l’une comme l’autre inventant des chemins de traverse d’une prodigieuse inventivité. À l’instar de certains duos mythiques du septième art (on songe à Louis Jouvet-Michel Simon ou à Laurel et Hardy), si vue de l’intérieur, leur collaboration fut quelque peu électrique, elle offre à ceux et celles qui en savourent les fruits la figure d’une parfaite symbiose. Cette tension, avec le recul, ne saurait s’acérer fortuite. Ici, ce ne sont pas deux talents qui s’additionnent et se mélangent mais deux univers qui se confrontent et s’affrontent dans un tourbillon d’étincelles

Dans les années 80, François Boucq appartient à la jeune garde montante de la bande dessinée. Son style, aisément identifiable, et qu’il affinera par la suite, repose sur un apparent oxymore : l’union quasi alchimique du dessin d’humour et de caricature et d’une représentation plus réaliste de l’image. Les personnages gagnent en profondeur. Leur visage, par exemple, y possède une expressivité et une malléabilité proche de celles des créatures de cartoon. La justesse de l’expression primant parfois sur la réalité des possibilités du corps. Ses œuvres révèlent un sens aigu du tempo et une belle maîtrise de l’absurde. Un rire décalé, déviant, qui a déjà ses adeptes.

Jérôme Charyn est alors sous le feu des projecteurs, avec sa série de livres mettant en scène le commissaire Isaac Sidel. Un flic totalement atypique, épris de littérature, amoureux transi d’une aristocrate russe au parcours complexe, se défiant de la hiérarchie, et nommant un chat un chat. Avec son réseau d’indics atypiques. Des livres qui tracent les portraits savoureux de personnages hauts en couleur, pétris de références romanesques, débordant d’humour et de tendresse, qu’une belle exigence de plume empêche de verser dans le sirupeux. Pour qui aurait ignoré le phénomène, l’ascension de Charyn pourrait être comparée à celle de l’auteur hexagonal Daniel Pennac, avec lequel il partage de nombreux points communs : l’un et l’autre utilisent les codes de la série noire pour mieux les détourner de l’intérieur. Leurs récits abondent en personnages positifs et sont pétris d’amour et d’humanité ; même les «méchants» y jouissent d’un regard bienveillant. De même, les références littéraires abondent et les livres constituent un élément important du récit. L’un comme l’autre s’éloigneront progressivement du cadre policier avec des fortunes diverses, non tant en termes de qualité que de réception du public. La proximité d’univers est d’ailleurs si flagrante que Jérôme Charyn écrira «Appelez-moi Malaussène», dans lequel son héros a perdu la mémoire et se prend pour l’anti-héros culte de Pennac.

Charyn s’est longtemps partagé entre New York et Paris, où il demeura un temps. Très vite, il se prend de passion pour la nouvelle vague française du neuvième art, qu’il juge plus adulte que la BD américaine dominée par les comics. Plusieurs collaborations s’ensuivront, mais la plus marquante, la plus bouleversante s’avérera celle effectuée avec Boucq. Chacun y outrepasse les limites de son art, pour s’aventurer en terre inconnue et engendrer la surprise. L'élargissement de leurs horizons respectifs est perceptible dès le premier fleuron né de cette union sacrée : le cultissime «La femme du magicien». François Boucq s’affirme et se renouvelle en poussant les curseurs au maximum, au risque de l’implosion. L’art du cartoon et de la caricature prend de l’ampleur dans son trait : visages déformés, caractéristiques des personnages et manifestation des émotions accentuées, corps et faces élastiques, perspectives faussées pour mieux coller aux états d’être de ses protagonistes. En parallèle, le niveau de réalisme, tant des hommes et femmes de l’histoire que des lieux dans lesquels ils évoluent, s’accroit considérablement. Comme si Don Martin et Tex Avery venaient à se mélanger à William Vance et Jean Giraud. De ces deux axes antagonistes, l’artiste parvient à opérer une fusion parfaitement homogène et terriblement efficace.

Jérôme Charyn, quant à lui, choisit de s’aventurer sur un terrain de jeu pour lui jusqu’alors inédit : celui du réalisme magique cher à Gabriel Garcia Marquez et à Alessandro Jodorowsky — ce n’est certainement pas par hasard si par la suite, ce dernier collabora avec le dessinateur pour l’incontournable «Bouncer». En résumé, l’irruption spontanée du surnaturel au cœur d’un récit ancré dans le réel, sans que cet élément soit mis en avant ou en relief, sans qu’il soit non plus expliqué ni disséqué. Cet aspect y est ainsi traité sur le même plan que les faits plus triviaux et plus quotidiens. Paradoxalement, la réussite totale de l’aventure tient dans ce qui à priori devrait la rendre impossible : deux auteurs aux personnalités fortes qui se risquent à partir dans des directions inattendues.

Edmond le magicien a aimé une femme plus âgée et en a fait sa collaboratrice. Mais après avoir épuisé ses forces vives par son comportement tyrannique, il s’intéresse davantage à sa fille, qui devient ce que sa mère fut autrefois. Toutefois Rita est d’une autre nature, connectée telle une contemporaine d'Alice, à d’autres types de réalités, et propre à en susciter l’émergence. Un monde d’une noirceur, d’une sauvagerie telle qu’elle en est elle-même effrayée. La mère désormais remplacée et constamment humiliée, sombre rapidement dans l’alcool et la déchéance. L’égoïste bellâtre ne semble percevoir qu’une chose: sans Rita, il n’est qu’un illusionniste comme tant d’autres. Ce n’est qu’à ses côtés, porté par son pouvoir caché qui trouve en lui écho et résonance, qu’il devient un authentique magicien, capable de transformer la réalité, de la plier à sa seule volonté. Rita fuira cette relation d’emprise, mais aussi — mais surtout — ses propres sortilèges, cette puissance sorcière qui lui fait peur, en se réinventant une vie banale. Mais peut-on réellement s’évader de soi-même? Charyn livre ici une histoire et des dialogues qui font mouche, une structure narrative imparable. Quant à Boucq, il accomplit des prodiges : en quelques traits, en quelques expressions marquantes, il brosse un caractère, une personnalité, faisant surgir des personnages secondaires d’une étonnante densité. De même il sait rendre chaque instant palpable et présent, tant dans le réalisme glauque que dans l’échappée onirique ou fantastique.

La réussite artistique du projet est un peu partout saluée et suscite l’enthousiasme au-delà même de la sphère strictement bédéphile. Mais derrière ce qui ressemble à une collaboration idéale se cache une réalité tout autre. Celle d’un scénariste démiurge, dont le texte doit être respecté à la virgule près. Toute velléité d’intervention sur la matière première est bannie, reléguant Boucq au rôle de simple exécutant. Excitation et frustration se mêlent donc à parts égales. En dépit de ces divergences, chacun perçoit en l’autre une part de génie et a conscience du caractère exceptionnel de l’entité formée par leur binôme. Aussi, lorsque quatre ans plus tard, le père de Isaac Siddel frappe de nouveau à la porte son ancien complice est-il le bienvenu. Mais cette fois la donne a changé : Jérôme Charyn a tenté le passage du polar érudit à l’œuvre littéraire pure et dure. Si la qualité est au rendez-vous, son public habituel semble marquer le pas. Une trajectoire inverse à celle de son acolyte, passé en quelques albums de jeune pousse prometteuse à valeur sûre du neuvième art.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Barbie, film fémini... oui ni non

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Sa réalisatrice le soutient mordicus, certains médias l'affirment haut et fort, d'autres s'interrogent à ce sujet, même si la majorité fait consensus : Barbie est un film féministe. Un postulat qui déclencherait un haussement d'épaules, voire une franche hilarité, s'il n'était symptomatique d'une époque d'artefacts, où le vernis, le clinquant, l'apparence font davantage effet qu'un réel travail de fond. Reprendre une thématique forte des décennies précédentes, celle d'un personnage vivant dans univers factice brusquement confronté à notre réalité, n'était pas en soi une mauvaise idée. De "La rose pourpre du Caire" à "Last Action Hero" en passant par l'immense "Truman Show", certains réalisateurs ont su l'exploiter, sous des formes et styles différents, avec bonheur. Le décliner à la sauce "Toy Story" pouvait avoir de quoi séduire. Vouloir insérer dans cette architecture rose bonbon le sous-texte d'un film post metoo ne manquait à priori pas d'audace.

Mais las ! Dès les premières images, le doute vient à nous saisir. Face aux poupées traditionnelles que les petites filles  brisent en un geste iconoclaste dès l'apparition de la blonde en maillot de bain, leur nouvelle idole, Barbie nous est présentée en voix off comme la grande libératrice des femmes. Parce qu'elle exerce enfin un métier qui la passionne (il existe toute une collection de "Barbie métiers") ? Certes mais cela n'intervient qu'en troisième position, après la maison, la voiture, autrement dit les possessions. Un simple détail ? Pas vraiment, car ce début constituera la ligne directrice du film. Chaque idée un peu percutante ou, osons le mot, transgressive est aussitôt désamorcée et contredite par le plan suivant.

Au final, l'œuvre est à peu près aussi révolutionnaire que la pochade de l'an 2000 "Ce que veulent les femmes" de Nancy Meyers, où Mel Gibson accédait aux pensées intimes des femmes, qui s'y révélaient souvent très triviales et sans grand intérêt. Nous voici donc dans un monde où toutes les femmes s'appellent Barbie et tous les individus de sexe mâle Ken. Les premières sont superficielles et ne songent qu'à s'amuser, les seconds de grands benêts décérébrés qui n'existent que quand leur moitié les regarde. Naturellement, ce sont les personnes de sexe féminin qui dominent.

Elles passent leurs nuits à s'éclater en boîte (des soirées "entre filles"), à se chamailler gentiment. Leurs journées sont fort occupées par les activités de plage, mais également de maquillage, de choix de robes etc. On ne les voit jamais exercer un métier, ce qui ne les empêche pas d'obtenir le Nobel dans quasi toutes les disciplines. Vous trouvez que cela sent le cliché sexiste, voire machiste à plein nez ? Vous n'êtes pas au bout de vos surprises, car le film en vérité en regorge, tout en mettant le mot "patriarcat" à toutes les sauces, et en le faisant répéter ad libitum à ses protagonistes du deuxième sexe. Ce principe systématique du "un pas en avant, deux pas en arrière" génère tant d'incohérences (tout postulat "délirant" doit s'appuyer sur un environnement et des personnages crédibles pour mieux nous faire accepter l'impossible) qu'il dilue tout intérêt pour l'histoire.

Panique à bord ! "Barbie stéréotype" (Margot Robbie assez époustouflante) commence à éprouver des caractéristiques humaines. Elle déprime, ses pieds s'aplatissent sur le sol… en gros, l'évidence s'impose : une petite fille est triste ou la malmène, celle qui joue avec elle dans le monde réel. Il ne lui reste plus qu'à s'y rendre pour résoudre le problème. Le Ken blondinet (merveilleusement interprété par Ryan Gosling), mendiant presque son amour, la suivra dans son périple. Quelques minutes lui suffisent pour comprendre que les hommes sont les maîtres de notre monde, que ce dernier est déprimant qu'elle n'a nullement émancipé les femmes. Elle ne croise bien entendu ni chauffeurs de taxi, ni éboueurs, ni balayeurs, ni mendiants, juste des ouvriers en bâtiment qui les encerclent, elle et son  faire-valoir. Pas vraiment insistants d'ailleurs, puisque le fait d'affirmer qu'ils n'ont pas de sexe suffit à décourager leur entreprise de drague lourde.

Passons sur le racisme de classe, car il y aurait trop à dire. Ken, lui s'émerveille que les postes-clés soient tous tenus par des hommes et décide d'importer le patriarcat dans son univers d'origine. On se dit que pour un benêt, il a la comprenette rapide. De retour à Barbieland, la poupée mâle fait changer le pouvoir de main. Les ex-prix Nobel deviennent femmes soumises et enamourées qui lui apportent des bières dès qu'il claque des doigts. Et vu ce que Ken consomme, vêtu désormais comme un mac dans les films de blaxploitation, on se demande qui les y importe. Pour Barbie le diagnostic est clair : on leur a lavé le cerveau (comment ? je m'interroge encore), il suffit donc de les déprogrammer (processus extrêmement rapide) pour que tout rentre dans l'ordre. Autrement dit, les femmes seraient des créatures inconstantes, dont on change aisément les opinions d'un extrême à l'autre ? Bel exemple de pensée "féministe" !!!

À l'heure où Claudia Goldin, nouvelle lauréate du prix Nobel d'économie, s'attache à nier des décennies de combats féministes, en affirmant que la principale raison de l'écart de salaires entre hommes et femmes serait lié à un investissement moindre de ces dernières, ce genre de scènes se révèle pour le moins problématique. "Barbie le film" s'articule sans cesse entre scènes trop longues (voire pour certaines interminables) et trop brèves, les deux relevant souvent de l'oxymore, affirmant tout et son contraire.

Quelques bonnes idées cependant, de scénario comme de mise en scène souvent noyées dans cet océan de nimportnawak. Pour les premières, il est vrai, souvent copiées ailleurs. Ainsi, l'aspect visuel de Barbieland, particulièrement soigné, emprunte allègrement à Pee Wee's Big Adventure de Tim Burton pour les intérieurs et à "Truman Show", mâtiné d'un soupçon de la série culte "Le prisonnier" pour les extérieurs. Citations, hommages ou photocopies ? Un second rôle réussi (la Barbie monstre, un peu sorcière, que toutes redoutent un peu), une fausse pub décalée et hilarante pour la Barbie dépressive, des actrices et acteurs investis ne suffisent pas à sauver un film qui prend l'eau de toutes parts, victime de contradictions et de paradoxes non assumés et de raccourcis grotesques et involontairement caricaturaux.

Voulant ménager la chèvre et le chou, Greta Gerwig ne nous offre au mieux qu'une œuvre inoffensive aux longues plages d'ennui, au pire un film dont les permanents va-et-vient débouchent sur une  confusion nocive. Quoiqu'il en soit, à l'inverse des intentions affichées.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Quand la poésie capte l'air du temps, l'effet Paata Shamugia

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Certains ingrédients sont, en poésie, fort délicats à manier, voire à introduire. Un simple surdosage, une fausse manipulation, et le poème implose en vol, quand il ne bascule pas hors cadre. Ainsi en est-il de l'humour ou de la simplicité. Demeurer poète sans se laisser déborder par cet invité tonitruant qu'est le rire, qui tend à tous moments à tirer toute la couverture à lui, comme atteindre à l'épure d'une écriture directe sans céder aux sirènes de la simplicité, se révèle tâche colossale. Le simple savoir-faire n'y saurait suffire. C'est pourquoi il convient de saluer la réussite totale des "Schizo-poèmes" de Paata Shamugia, qui parvient à conjuguer les deux de manière continue, semblant se jouer des règles et limites de la poésie, tout en en atteignant les fondations profondes.

Du rire, le barde géorgien sait capter toutes les nuances, et nous les restituer en chatoyantes étoffes. De l'ironie au non-sens, de la satire à l'auto-dérision, de l'humour tendre à celui qui fait grincer des dents, du noir corsé au sourire décalé des surréalistes. Un talent subversif qui déplut aux pouvoirs en place ; l'un de ses textes, par le scandale qu'il déclencha, lui valut tout à la fois l'anathème d'une condamnation et une reconnaissance publique en son pays.


Mais comment nourrir sa famille de
symboles ?
Ils se consomment vite et ne sont pas consistants,
Il faut sans cesse les renouveler
Pour que l'effet s'inscrive dans la durée.
Mes enfants pleurnichent,
Ils ont rongé la dernière métaphore hier
Et se sont symboliquement gardé un
symbole pour le matin

Schizo-poèmes
éditions La Traductière,
traduit du géorgien par :
Boris Bachana Chabradzé

Quelle que soit la thématique abordée (la politique, l'écriture, les rapports humains), l'auteur parvient à y infuser une belle impertinence, tonique en ces temps de pensée molle.


Je regrette de ne pas avoir commis
Certaines erreurs
Que j'aurais pu commettre
Et d'avoir laissé filer
Plus d'une occasion
De commettre certaines erreur.
Il est trop tard pour avoir des regrets
Combattre une ombre n'a pas de sens

Shamugia n'hésite jamais à se moquer du sérieux de certains poètes, y compris lui même, ou plutôt de cet esprit de sérieux qui tend à s'emparer de quelques uns et les pousse à écrire des textes creux, vidés de toute substance, y compris si la forme en éblouit.
Ce matin,
En sortant de mes rêves tourmentés,
J'ai découvert que je m'étais transformé en un fabuleux génie.
Psychologiquement parlant, j'ai toujours été prêt pour cela,
Mais j'ai tout de même vérifié :
Je me suis regardé dan le miroir et j'ai examiné mon apparence -
Manifestement je suis un génie.
J'ai même les épaules qui tombent, comme il convient à un honnête titan,
Sans parler de mon sourcil gauche qui rebique.

Ou encore :
On a déjà écrit sur tout-
M'a dit un ami.
J'ai alors décidé d'écrire sur rien,
Sur un beau rien,
Sur un rien qui attire l'œil

S'il dérouteront assurément les tenants d'une poésie classique, voir académique, ces "shizo-poèmes" réjouiront les papilles de toutes ceux et celles qui goûtent les textes forts en bouche, qui savoureront sans retenue ce regard caustique, décalé sur l'époque, propre à fouetter le sang des songes.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Joker, Squid Games... est-ce qu'on a vu la même œuvre ?

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Il m’arrive de me demander si nous avons vu la même œuvre. Il ne s’agit pas uniquement d’une question de point de vue, mais également de contenu ; comme si l’on me parlait d’un film aux antipodes de celui visionné, ou d’une version alternative qui n’aurait jamais vu le jour. Sensation éminemment perturbante, à même de remettre en cause pertinence et sensibilité. La mienne s’est-elle émoussée, ou au contraire exacerbée dans le mauvais sens ? Ainsi de l’emblématique « Joker », porté aux nues ou à l’inverse jeté dans les culs de basse-fosse d’un mauvais cinéma d’exploitation. Certains croient y voir un chef-d’œuvre, d’autres un navet abyssal ; la prestation de Joaquin Phoenix relèverait, quant à elle, soit du pire cabotinage qui soit ; soit du top 5 des interprétations de l’acteur.

Beaucoup s’accordaient également, à sa sortie, qu’il s’agirait d’un film ultra-violent, voire incitatif en ce sens. J’ignore encore à ce jour à quel film pourraient s’appliquer de semblables descriptions et un tel déchaînement de passions, mais certainement pas à mon sens à « Joker ». L’ultraviolence ? Pour ceux et celles qui ont vu « Old Boy » « Fight Club » « Les 300 » ou regardé le journal de 20 h, le film de Todd Philips semble tout droit sorti de « L’île aux enfants ».

Incitative ? Le discours simpliste et démago du Joker pour justifier ses exactions suffirait-il à pervertir notre belle jeunesse ? Ce serait situer bien bas la sensiblerie de celle-ci… À moins de penser que la plus petite goutte de sang, le moindre cadavre filmé en plan éloigné fasse entrer le septième art dans les zones sulfureuses du gore et du trash, ce qui relèguerait au rang d’ultra-violent nombre d’œuvres majeures de ce siècle et du précédent. L’origine de ce qui relève pratiquement de la « fake news » demeure un grand mystère. Elle n’est pas sans évoquer une autre rumeur tenace dans le monde des superhéros, celle qui ferait de « Deadpool » un opus « politiquement incorrect » et subversif ce qu’en dépit de blagues salaces et d’actes « déviants » suggérés, il n’est assurément pas.

Que Joaquin Phoenix soit de manière récurrente accusé d’en faire trop dans ce film me laisse également perplexe et dubitatif, quand précisément le défaut majeur de son interprétation est d’avoir tout misé sur la sobriété, la retenue d’un personnage borderline qui va progressivement péter les plombs. Si intense qu’il ne saurait totalement être mauvais, mais passant juste de ce fait à côté du personnage. Un peu comme si Cyrano de Bergerac était joué comme un film de Rohmer ou de Bresson. Le Joker est un personnage excessif, sans limites, en roue libre. Et qu’importe que la genèse  du personnage s’éloigne de celle des comics… L’ennui c’est que ça ne fonctionne pas. Pas tout à fait. Tel quel, « Joker » se situe entre un film un peu raté des frères Coen (à l’instar de leur  « « Inside Llewyn Devis », sur un chanteur de bluegrass, s’il avait été confié à un réalisateur paresseux ou au minima bien moins exigeant) ou à un John Cassavetes remaké par son fils Nick et une série B d’action qui peine à décoller.

C’est quand il aborde la lente dérive d’un loser à la limite de la folie que le film se révèle le plus intéressant, indépendamment (et quelquefois contre) de l’antihéros qu’il prétend illustrer. Car si par instants le film semble péniblement traîner la jambe, si certaines scènes sont interminables, d’autres se révèlent particulièrement réussies, à l’image de celle qui demeure à mon sens la plus violente de « Joker ». Lorsque le personnage homonyme tente de convaincre sa mère qu’en dépit de tous les obstacles, il réussira à percer dans le monde impitoyable du stand-up et que cruellement, elle en souligne l’impossibilité, en lui balançant qu’elle croyait qu’il fallait être drôle pour cela.

Autre parangon de la violence, décrié ici et là, la série télévisée « Squid Games » qui a conquis le monde entier. Pour certains si trash que irregardable, transmettant des valeurs malsaines et comme son cousin américain « Joker » fortement incitatives à des actes d’agression. Sachant à quel point le cinéma sud-coréen n’y va quelquefois pas avec le dos de la cuiller quand il s’agit d’horreur graphique, je m’attendais, au minimum, à retrouver le niveau extrême de certains épisodes de « Game of Thrones » ou de « Walking Dead » (notamment ceux mettant en scène Negan). Rien de tel en vérité. Du sang bien sûr, mais ni excès d’hémoglobine ni plans gore ultra-rapprochés. En un mot relativement sobre quant à la gestion du gros rouge qui tâche et fâche. Bien-sûr la thématique centrale, entre dystopie et thriller malsain, n’incite guère à la franche rigolade, et nous sommes plus proches ici de l’œuvre au noir que du feel good, mais l’on s’immerge avec délices dans cette noirceur tonique.

Le sujet : des laissés pour compte sont conviés à participer à des jeux d’enfants. En jeu, une somme mirobolante acquise aux finalistes, qui seront ainsi à même de résoudre tous leurs problèmes. Après avoir découvert que les perdants sont éliminés au sens propre du terme, la majorité choisit le retrait du jeu. Mais la plupart y reviendront, étant de nouveau confrontés à l’indigence d’une vie misérable. Si cet arc narratif permet de maintenir une tension permanente, l’essentiel demeure avant tout dans le sous-texte de la série. La violence la plus visible, la plus dérangeante de « Squid Games » est avant toute chose sociale.

La série se penche avec humilité et pertinence sur les exclus d’un monde qui ne tolère que les gagnants, dont les rouages broient sans pitié les hors-castes. La scène la plus signifiante en ce sens prend place aux prémices du jeu, le « recrutement » pour ainsi dire. Jusqu’à quel degré d’humiliation, de soumission, un homme est-il capable d’aller pour sortir d’une marge infamante ? Bien-sûr, la série n’évite pas toujours certains clichés, mais néanmoins s’en interdit beaucoup. Elle parle avant tout de solidarité, d’amitié, d’entraide et des limites de celles-ci. On entre dans la  vie de ces êtres déchus, des raisons (simples ou multiples) qui les ont amenés là.

Brillamment scénarisé, « Squid Games » multiplie les allers-retours entre l’individuel et le collectif, avant de se concentrer sur un groupe de participants, avec ses bons, ses méchants, ses ambigus. De fait, le point faible de « Squid Games » ne vient pas de son scénario ou de sa mise en scène, mais quelquefois de son interprétation. Si certains acteurs et actrices sont très justes dans leur jeu, d’autres cabotinent en roue libre. Une troisième catégorie est constituée, avec en tête le protagoniste central, par ceux et celles qui, impeccables dans certaines scènes, affichent dans d’autre une nette tendance au surjeu, à l’image de l’acteur précité, qui semble par moments concourir à un festival de grimaces. Cela ne parvient toutefois pas à gâcher le plaisir jubilatoire et un peu coupable éprouvé à regarder cette série qui sort si souvent des sentiers battus.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Gonçalo Tavares, créateur d'univers, 2) Ces Messieurs du Quartier

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Que l'entreprise littéraire la plus excitante et la plus audacieuse des trente dernières années soit également la plus drôle pourrait surprendre a priori. Si ce n'est qu'elle est l'œuvre du génial trublion des lettres portugaises Gonçalo M. Tavares, l'homme qui aime à bousculer les frontières entre les genres et les styles. "Le quartier" se présente sous la forme de très courts romans (dont une partie fit l'objet d'une édition indépendante), souvent illustrés de drôles de dessins. L'éditrice Viviane Hamy les réunit aujourd'hui en un volume unique, incluant plusieurs inédits, la plupart du temps savoureux et jubilatoires.

Imaginez un quartier dont tous les habitants auraient pour nom de famille celui d'un écrivain célèbre. Dont le comportement, les actes, les caractères seraient comme un écho à la vie ou à l'une des œuvres de leur illustre homonyme. Tel est le postulat de départ de cette série d'une prodigieuse inventivité.

Monsieur Brecht, Monsieur Valéry, Monsieur Calvino, tels sont quelques uns des protagonistes des épisodes de cette fresque existentielle, dont on ouvre chaque nouveau volet avec fébrilité.

Satyre, non-sens, caricature, pointes d'humour grinçant voisinent allègrement avec un florilège de questionnements métaphysiques, de raisonnements philosophiques, de démonstrations par l'absurde. Si le rire parcourt l'ensemble en filigrane (du fin sourire à l'esclaffement), il n'est en aucun cas systématique. Chaque livre est une pochette surprise. On ne sait jamais exactement ce qu'on trouvera à l'intérieur. Une seule certitude demeure: en règle générale, le contenu sera passionnant, stimulant, imaginatif, décalé.

De même que chaque histoire est indépendante des autres, chaque personnage se distingue du modèle dont il s'inspire. Lecteur aussi boulimique qu'éclectique, je confesse cependant ne m'être encore jamais penché sur les poésies de T.S. Elliott. De même, j'ignorais totalement l'existence du journaliste et polémiste Karl Kraus. Ce qui n'a en aucun cas entravé mon plaisir à lire ces deux œuvres jubilatoires, parmi les plus fortes de la série, laquelle comporte nombre de points d'acmé, ou pour parler plus clairement, d'incontournables sommets.

"Monsieur Kraus et la politique", avec une férocité carnassière, explore les arcanes du pouvoir pour mieux en cerner l'arbitraire et le profond ridicule. Mais également le pathétique et les relents de solitude que dégage toute puissance. "Monsieur Kraus" s'articule en suite de saynètes dialoguées entre chefs, sous-chefs et affiliés d'une belle impertinence. Quelque part entre Alfred Jarry, Jaroslav Hasek, Kafka et Raymond Devos.

La force de Tavares, qui le distingue de  nombre de ses contemporains, est de ne jamais se limiter au factuel, mais de tenter d'isoler la structure de nos humaines avanies, cerner ce qu'elles ont d'éternel dans leur feinte modernité. Ainsi, certaines phrases de ce livre peuvent s'appliquer sans peine à des personnages de l'actualité récente, mais la réflexion qui y est sous-jacente porte bien plus loin.

"Monsieur Brecht et le succès" emprunte la forme peu courue du récit au sein du récit, et plus singulièrement du conte, de l'histoire brève, toujours inattendue, qui vous laisse songeur ou sourire aux lèvres. Ce sont celles que nous narre le fameux monsieur Brecht. Si "Monsieur Breton et l'interview" tient en haleine, c'est d'une toute autre manière. Entretien schizophrénique, puisque Breton est tour à tour l'intervieweur et l'interviewé. En tant que journaliste, il prend plaisir à se poser des questions tordues et labyrinthiques, sophistiquées et hermétiques jusqu'à l'absurde. Poète, il y répond de manière élégante et profonde, comme un manifeste de l'art d'écrire, mais également de vivre. Sans doute l'un des opus les plus sérieux du "Quartier".

La poésie est d'ailleurs un sujet récurrent chez l'auteur, ce qui ne saurait surprendre puisqu'il est également l'auteur de recueils inédits en France (au même titre d'ailleurs que son théâtre). Mais en maître cuisinier, jamais ne l’accommode de la même manière.

À l'opposé de cette passionnante approche didactique "Monsieur Elliott et les conférences" me valut de nombreux fous rires. De quoi s'agit-il ? D'une série de conférences imaginaires données par le personnage titre, devant un public très restreint. Au début de chacune d'entre elles, deux vers d'un poète disséqués jusqu'à plus soif, dans des interprétations toutes plus délirantes les unes que les autres (les conférences sur les fragments de poèmes de René Char et Sylvia Plath atteignent des sommets), jusqu'au non-sens absolu que n'eussent point renié Douglas Adams ou les Monthy Python.

Plus suggestif, mais arrachant de multiples sourires, est l'humour de "Monsieur Juarroz et la pensée". L'homonyme de l'immense poète argentin ne peut penser une chose et la réaliser dans le même temps, ce qui engendre des situations totalement décalées.

On aimerait développer les particularités de chacun des personnages de cette planète si étrange et si familière à la fois, mais chacun d'entre eux est d'une telle richesse qu'on pourrait en noircir nombre de pages blanches.

Même si quelques personnages m'ont touché moins que d'autres ( "Monsieur Henri et l'encyclopédie" qui explore l'humour de comptoir ; "Monsieur Walser et la forêt", trop attendu à mon sens; "Monsieur Calvino et la promenade" trop proche de son modèle,  et notamment de "Palomar" de Italo Calvino), leur ensemble forme une sorte de réjouissante famille recomposée, parmi laquelle on aime à se trouver. Au fur et à mesure des ouvrages, certains viennent à se croiser, se saluer, voire dialoguer.

Et les femmes, me direz-vous ? Ne sont-elles pas présentes dans le Quartier? Selon le maître lisituanien lui-même, une série de "Madame" est en préparation. Un événement littéraire à venir que j'attends avec une grande impatience.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Violeff, petit prince oublié du noir

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Un trait élégant et précis, un sens aigu de la punchline, des portraits plus vrais que nature de losers magnifiques oubliés de la chance, tout semblait réuni pour que Violeff devienne le nouveau chef de file du Noir version BD. Étrangement, le dieu des bulles semble en avoir décidé autrement. Après avoir offert à la postérité trois albums majeurs dans les années 80, Violeff semble disparaître des radars du neuvième art. La nécessité s'impose d'appuyer quelques instants sur la touche retour rapide.

Nous sommes entre la fin des années 70 et le début des eighties. Le monde artistique, en effervescence de toutes parts, bouillonne d'impatience à se redéfinir, à affirmer ses mues, à dresser ses miroirs. De deux de ces flux d'énergie, une troisième vague va naître. D'un côté, le roman noir développe une somptueuse excroissance avec l'apparition du "néo-polar". Romans souvent sombres et violents, ancrés dans une réalité sociale, avec parfois une dimension politique. Les héros sont désenchantés, mais savent encaisser les coups. Ils arrive même qu'ils les rendent. Aux classiques personnages du flic ou du détective, leurs auteurs préfèrent souvent les citoyens ordinaires happés dans une histoire qui les dépasse. Manchette, Vautrin, Benacquista, Jean-François Vilar, Daeninckx donneront à ce courant toutes leurs lettres de noblesse.

• Violeff, petit prince oublié du noir

Sur un autre versant de l'époque, la BD entre dans une phase adulte. Métal Hurlant, l'Écho des Savanes, Fluide Glacial ont déjà largement défriché le terrain. Une nouvelle mutation s'opère avec le nouveau venu "À suivre", qui inventera la notion, depuis largement répandue, de "roman graphique". Des histoires au long cours, des albums format XXL. Entre ces puissants mastodontes, quelques francs-tireurs qui explorent d'autres possibles du "one shot", de l'histoire qui se décline et condense en un unique épisode. De ce riche terreau naîtra Violeff.

Entre un neuvième art plus mature et un polar régénéré, dépouillé de ses codes néolithiques, une rencontre s'imposait. Elle s'opéra, même si l'on était en droit d'en attendre plus nombreuse progéniture. Le prolifique Tardi semble sur tous les fronts, multipliant les collaborations : Vautrin (Le Cri du Peuple), Manchette (le mythique "Griffu"), Daeninckx ("Le der des ders") et l'un des pionniers du polar made in France, le malicieux poète anar Léo Malet (Nestor Burma). Ferrandez, quant à lui, jouera la carte Benacquista ("La boîte noire" "L'outremangeur"). Des loups solitaires qui se sont engagés dans cette aventure, en dépit de réussites artistiques dans certains cas évidentes, seul Sokal tirera son épingle du jeu, avec l'inspecteur Canardo, inventant au passage le polar animalier (j'en parlerai sans doute dans un prochain article).

Un regard superficiel trouvera sans doute une certaine ressemblance entre le coup de crayon de l'auteur de "Si ça sonne ça saigne" "et celui de "Adèle Blanc-Sec". Mais un examen plus approfondi mettra en relief des différences essentielles : là où le maestro Tardi excelle à empâter visages, ombres et corps, Violeff offre à ses personnages des allures de pierrots lunaires égarés dans un réel sur lequel ils pèsent à peine. Loin d'être un simple détail, cette particularité en dit long sur la nature de leurs univers réciproques. Les héros ou anti-héros de Tardi ont pris beaucoup de coups, savent les encaisser et à la longue se sont forgés leur carapace. Même perdants ils demeurent debout quoiqu'il en coûte. Ceux de Violeff sont aux antipodes : presque effacés, dénués de consistance, les réalités les plus brutales semblent glisser sur eux car ils ne sont pas tout à fait de ce monde. Lunatiques et presque hors-jeu de nature, en perpétuel décalage avec ce qui se passe autour d'eux, parfois sauvés par cette apparente nonchalance même.

Ne pesant pas sur leur environnement, le pire souvent glisse sur eux. Monsieur Plume, Monsieur Hulot, traversent la réalité des grands, faite d'espoirs déchus, de coups de poings douloureux, de revolvers et de couteaux, d'amants éconduits, de malfrats éclopés, et sur ce carrousel d'anges boiteux du mal posent leur regard innocent, sans malice, qui s'étonne sans juger, laissant bras ballants la faucheuse déconcertée par tant de naïve inadéquation au monde. Banlieues mornes, arnaques à la petite semaine, pigeons récalcitrants, voisins indiscrets persuadés d'avoir tout compris, vigiles mal lunés, kidnappeurs maladroits... Violeff déploie avec une belle énergie sa galerie de personnages dans des décors tirés au cordeau et propices à l'éclosion de toutes ces vies ruinées.

Dialogues et apartés de ses anti-héros ou de leur narrateur valent souvent leur pesant d'or.
"Mon corps est une esquisse. Ma mère m'a fait grosso modo au fusain"
"Il restait des miettes sur le bitume. J'ai mis du temps à comprendre que c'était moi"
"Les mauvais camarades à l'usine, c'est comme la mauvaise haleine en amour, ça gâche tout"
"Ça lui faisait tout drôle d'être honnête. C'était relax, comme des vacances chez sa grand-mère".

Beau florilège quasiment audiardesque. Scénarisées comme de véritables court-métrages graphiques, les œuvres de Violeff ne semblent pas celles d'un bédéaste mettant son art au service d'un nouveau courant littéraire. Ne sommes-nous pas plutôt en train d'assister à la naissance d'un des auteurs de ce dernier, à classer quelque part entre Fajardie et Manchette, avec un zeste de l'humour du précurseur Léo Malet ? Une tonalité, en tous cas, reconnaissable entre mille.

Après trois albums de haut vol, Violeff déserte le monde des phylactères, laissant nombre d'amateurs du neuvième art orphelins. Quelques années plus tard, notre homme devient, sous son véritable nom de Jacques Bablon auteur de romans noirs qui récoltent des critiques élogieuses et rencontrent un certain succès. Mais ceci est une autre histoire…

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans avec ou sans bulles

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• Gonçalo Tavares, créateur d'univers 1) Romancier, philosophe, humoriste et poète

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• Gonçalo Tavares, créateur d'univers 1) Romancier, philosophe, humoriste et poète

Certains, de plus en plus nombreux, affirment de Gonçalo M. Tavares qu'il est l'un des plus grands écrivains portugais actuels. C'est faux, il est bien davantage. L'un des géants incontestables de la littérature mondiale. De ceux qui marquent au fer rouge qui les lit. Il y a incontestablement un avant et un après Tavares, tant sa lecture modifie le regard et la qualité d'écoute du monde. En moins de deux décades, l'auteur lusitanien a su imposer non seulement un style inimitable, mais la pertinence de ses univers décalés. Ce qui le rend véritablement unique : son caractère multidimensionnel dans une littérature trop souvent spécialisée, où l'on oppose si fréquemment le style à l'imagination, la profondeur de réflexion à l'action et l'un et l'autre à l'humour, expérimental et populaire. Gonçalo Tavares brasse dans son écriture tous ces paradoxes proches de l'oxymore. Mieux encore, il s'en amuse sans jamais oublier pourtant de nous en amuser également.

Une association d'une telle puissance entre la générosité de la langue et la richesse de l'imaginaire ne s'était point manifestée depuis l'émergence d'Alessandro Baricco, dans un monde où l'autofiction devient règle impérative. Mais Tavares va encore plus loin que l'auteur de "Soie" et des "Châteaux de la colère". Car cette combinaison gagnante se double d'un pari risqué, d'un défi improbable et relevé sans cesse : un travail constant sur le langage et la structure du récit même. Alors que paradoxalement son œuvre, prise dans son ensemble, témoigne d'une curieuse unité qui la rend clairement identifiable, aucun de ses livres, pris individuellement, ne se ressemble. Chacun d'entre eux est une surprise. A tel point que s'établit une sorte de suspense littéraire qui est, sinon totalement inédit du moins extrêmement rare : on se demande, presque avec impatience, à quoi ressemblera le prochain Tavares.

• Gonçalo Tavares, créateur d'univers 1) Romancier, philosophe, humoriste et poète

Chez le romancier, le sujet dicte la forme et les voies qu'empruntera tel ou tel de ses ouvrages. Décloisonner les genres. Ce qui reste pour la plupart un vœu pieux dont les applications se révèlent d'indigestes harlequins est chez lui acte, édifice et quasi sacerdoce. Comme un jongleur qui faisant danser dans l'espace un nombre d'objets réputé insurpassable, en convierait deux ou trois de plus, à la surprise de tous, dans son aérien ballet. Poésie (et non poétisant), philosophie (et non philosophant) mais également sociologie et conte, l'auteur ne recule devant aucun ingrédient pour assaisonner ses œuvres. Mais chaque épice, aussi incongrue semble-t-elle a priori, trouve ici sa juste place dans l'ensemble. Gonçalo M. Tavares écrit dans toutes les dimensions. Du coup, on éprouve l'étrange impression de passer soudainement du noir et blanc à la couleur.

Le romancier portugais n'est pas seulement profond et drôle, il est également misanthrope et totalement humaniste, traumatisant et euphorisant, pratiquant tout à la fois le lyrisme et l'écriture blanche. une sorte de croisement, et même de fusion contre nature entre Garcia Marquez, Perec, Pinget, Michaux et Jankélévitch.

Le premier livre lu me fut un premier choc. "Un Voyage en Inde" raconte l'hallucinante épopée de monsieur Bloom, qui fuit (plus qu'il ne part de) son  Portugal natal, tenaillé ou poursuivi par on ne sait quel passé, avec pour objectif avoué de gagner l'Inde en suivant le plus long trajet possible, arpentant, entre autres, les rues de Paris et de Londres. Aventures et mésaventures, fêtes et rencontres de personnages surprenants dont la plupart, fût-ce à travers leurs silences, nous en disent un peu plus sur le héros lui-même. Jusqu'ici, quelles qu'en fussent les qualités majeures, on ne semble guère s'éloigner du classique roman dit "de formation" ou "d'initiation" tels qu'a pu les populariser par exemple un Hermann Hesse. Là s'arrête pourtant toute similitude. Procédant d'un phénoménal esprit d'escalier, puisque le nom du héros se réfère à l'Ulysse de James Joyce, dont le titre lui-même évoque Homère, c'est à ce dernier que l'auteur emprunte la forme de son roman. Ce dernier se présente en chants, ensemble de vers non rimés lui même divisé en stances. À la lecture de ce qui précède, on pourrait penser qu'"Un voyage aux Indes" est un roman élitiste, un de ces livres d'écrivains pour écrivains ou, à tout le moins, à l'usage des seuls érudits. Or c'est à ce stade qu'opère le miracle Tavares. On peut ne pas connaître un mot d'Homère ni de James Joyce, ne saisir aucune de ces allusions et savourer avec délices et, il faut bien le dire, une jubilation intense, cette œuvre qui ne ressemble à nulle autre. Rire et réflexion se conjuguent, s'accordent sans cesse en feu d'artifices linguistique.

Face à un tel "monstre" littéraire, "Jérusalem" apparaitrait presque sage et posé, et d'une écriture classique, mais c'est une apparence résolument trompeuse. Fable décalée, conte cruel, où êtres et situations sont sans cesse sens dessus dessous, où la réalité n'est jamais tout à fait ce que l'on en espère, où chaque personnage est ambivalent, gangréné par la folie, jouant avec les apparences et sa vie à "Qui perd gagne", où ce qui paraît évident ne l'est en vérité jamais, "Jérusalem" tisse sa toile avec une habileté diabolique. Sans cesse, l'auteur entretient le doute sur la nature réelle de ses protagonistes, souffle le chaud et le froid, de l'empathie au dégoût et vice et versa. Quand les théories les plus saugrenues sont présentées sous des dehors logiques, quand les meilleures intentions conduisent à l'abominable, il devient difficile de cerner la Vérité, celle que l'on dit unique et qui se révèle ici multiple et soumise à l'angle de vision du lecteur.

"Matteo a perdu son emploi" est un livre que tout appelle à devenir culte, assurément un des sommets de la littérature actuelle. Une fusion hallucinante s'opère ici entre Perec, Hardellet, Borges et  Michaux, maîtrisée de bout en bout, un monstre littéraire que n'eût point renié l'Oulipo. Roman pharaonique, non par sa taille mais par son ambition, "Matteo a perdu son emploi" introduit ses personnages sur le mode de la vieille ritournelle "Marabout bout de ficelle", engendrant un système parfait de récits qui s'emboîtent les uns dans les autres, univers interactif et totalement additif. Qu'un individu en croise un autre, ou parfois simplement l'évoque, et sitôt le récit bascule sur l'histoire de ce second protagoniste, chaque nouveau(velle) intervenant(e) étant introduit par ordre alphabétique. Se laisser embarquer dans "Matteo", c'est ne plus pouvoir le lâcher, tant l'auteur a le pouvoir de surprendre à chaque page, tant par la beauté d'une langue élégante et précise que par la richesse intarissable de son imagination. Chaque chapitre obéit à sa logique interne, sans jamais pourtant compromettre l'équilibre de l'ensemble. Lecteurs et lectrices passent sans coup férir de l'absurde kafkaïen à la franche hilarité, en passant par le drame, le non-sens, la cruauté jubilatoire. Tous les coups sont permis et Tavares ne s'en prive pas, tour à tour humoriste, philosophe, conteur, inventeur de mondes. Chaque histoire est en elle-même un chef d'œuvre, mais la façon dont elles s'articulent entre elles, évoquant à leur manière l'interaction permanente de nos vies, force le respect.

Autre joyau de l'art choral, stimulation permanente tant de l'intelligence que de l'imaginaire "Une jeune fille perdue dans le siècle à la recherche de son père" part d'un schéma relativement basique pour se ramifier sans cesse dans des directions improbables. Une jeune handicapée mentale s'est égarée dans la ville. Un homme tente de l'aider à retrouver son foyer, arpentant la ville au gré d'informations délivrées au compte gouttes. Sa quête l'amènera à croiser nombre de personnages fascinants. De ce brocanteur atypique dont les marchandises, sans usage pratique, ressemblent davantage à un bric à brac surréaliste qu'à un commerce à cet homme qui s'est fait tatouer sur le corps le même mot dans toutes les langues. En passant par cet hôtel tenu par un vieux juif, dont toutes les chambres portent le nom (et obéissent à la disposition géographique) des camps de concentration ou ce sculpteur œuvrant dans l'infiniment petit, dont les œuvres ne peuvent être appréciées qu'au microscope. À l'extravagance de ses inventions, Gonçalo M.Tavares, dans une langue chatoyante, nous interroge sur les limites de la compassion et des "bonnes intentions", les conséquences de nos actes, ce qui les dicte. La fin, bouleversante et inattendue, à défaut de nous donner toutes les réponses, formulera toutes les questions.

Autre volet de son cycle "Le Royaume", auquel appartenait "Jérusalem", "Apprendre à prier à l'ère de la technique" est un livre impitoyable, qui ne nous laisse aucun échappatoire, et semble refléter la face sombre de l'auteur. Son anti-héros, médecin et chirurgien, jadis tyrannisé par son père et pour ainsi dire émotionnellement mort, en tous les cas totalement distancié et d'une froideur inhumaine, considérant la maladie plus que le malade, devient à son tour bourreau, avant de devenir victime, envers lequel nous n'éprouvons, à notre tour, pas la moindre compassion. Récit pervers et fascinant, quelque part entre Brecht (l'intérêt dudit envers la politique, toujours dans le but de soumettre) et The Servant, "Apprendre à prier …" est un grand livre malade, qui tranche singulièrement sur le reste de ses œuvres.

Ceux et celles qui sont persuadés que le romancier a exploré toutes les couleurs du spectre sont loin du compte, comme le prouvera la série "El Barrio", d'une inventivité, d'une puissance, d'une richesse de langage et d'une simplicité bouleversantes, mais également d'une drôlerie imparable.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• L'œuvre au noir de David Goodis

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Au sein de ce qui devait devenir le roman dit "de série noire", s'esquisse une bifurcation imprévue, dont on peine encore aujourd'hui à mesurer l'importance. Révolution principalement portée par deux plumes véloces : David Goodis et Jim Thompson.  Dont l'écho ne se fit entendre que des décennies plus tard, tout autant dans la littérature de genre (Harry Crews, James Crumley, la trilogie noire de Léo Malet  entre autres) que dans celle avec un grand L (des auteurs aussi divers que Richard Ford, Jim Harrison, Philippe Djian ou Vincent Ravalec). Pousser l'intensité, la densité à fond, non tant dans l'action que dans l'ambiance, noire et serrée de préférence. Et surtout abolir les derniers garde-fous, les ultimes points de repère qui relieraient encore la série noire au polar classique.
Progressivement ou de manière brutale, selon les livres. L'intrigue est resserrée sur son axe minimum, au plus près des personnages, pour la plupart des "perdants" du grand rêve américain. La toile de fond policière devient de plus en plus grisée, voire même disparait totalement du décor. Le climat général est sombre, mais d'un bouleversant et fabuleux éclat.

Le roman noir, tel que le conçoivent ces deux incontestables génies, cogne dur, rapide et profond. La poésie glaciale de l'envers du décor. Le blues de tous ceux qui trébuchent et ne se relèvent pas toujours. Une visite guidée en enfer qui vous laisse estomaqué. Au jeu du dépouillement, tel qu'il ne laisse plus que l'os, Goodis atteint de tels sommets que son écriture en devient quelquefois inconfortable, tant elle parvient à nous faire vivre au cœur de l'inacceptable. Pire encore : à nous y faire sentir sinon bien, du moins à nous y tenir et mouvoir sans peine. La vision de Goodis est en ce sens plus radicale, plus sereinement désespérée encore que celle de Jim Thompson. Pour l'auteur de "1275 âmes" la rupture, la descente vers les abîmes ne surgit qu'une fois parvenu au bout du rouleau. Pour Goodis, il semblerait qu'elle soit simplement une autre manière de penser, une géographie souterraine, pervertie certes, mais praticable. Ses personnages y trouvent une sorte de refuge, de point de repère.

Récit à fleur de peau qui vous déchire le cœur sans pathos, avec une simplicité de moyens que n'atteindra, pour un résultat aussi bouleversant, que près de deux décennies plus tard "Last exit to Brooklyn" de Hubert Selby Jr, "Sans espoir de retour", autrefois porté à l'écran par le grand Samuel Fuller, illustre à merveille les paradigmes goodisiens.

"Ils étaient, tous les trois, assis sur le trottoir, adossés au mur de l'asile de nuit, serrés les uns contre les autres, pour se protéger du froid mordant de la nuit de novembre. Venue du fleuve, la bise humide qui balayait la rue leur lacérait la figure et les pénétrait jusqu'à la moelle, mais ils ne semblaient pas s'en soucier.
Ils débattaient un problème sans aucun rapport avec la température. C'était une question sérieuse et, dans la discussion, leurs regards se faisaient graves et calculateurs.
Ils se creusaient la cervelle pour trouver un moyen de se procurer de l'alcool"
.

Nous sommes quelque part entre Bukowski et "En attendant Godot" ("Sans espoir de retour" anticipe d'ailleurs l'un et l'autre). Excepté qu'ici, on n'attend plus rien ni personne. On ne fait pas même semblant, tant le souci d'apparence morale et esthétique est depuis longtemps dépassé, laminé, réduit en morceaux. De même que celui de l'identité, pour tout le moins en surface. Car à l'intérieur ça continue à creuser.

Dans ce trio de damnés de la terre, d'hommes brisés ou pour le dire plus crûment de clochards doublés d'ivrognes, nous suivons la route de Whitey, qui brièvement diverge de celle de ses compagnons d'infortune. La voix éraillée, limite inaudible pour ceux qui manquent d'habitude, les cheveux prématurément blanchis, la plupart du temps ailleurs, dans une léthargie que ne secoue que le feu de la gnôle. Tel est le personnage, en état d'apesanteur, d'anesthésie générale que nous décrit David Goodis. Si proche du KO total d'une mort cérébrale programmée qu'il semble peu probable que quoi que ce fût perturbe le cours de son histoire. Un individu venu du fin fond de son énigmatique passé va secouer cette inertie tout à la fois sordide et bienheureuse. Le suivre, c'est déjà rompre son serment d'immobilité. Et accessoirement franchir les limites de l'Enfer, haute zone de turbulences.

Au fil de ses pérégrinations, le lecteur apprendra par bribes le secret de sa déchéance. Au passage, nous assisterons à des scènes monstrueuses et anthologiques. Un commissariat où le passage à tabac semble être devenu règle d'or, qui apparaît sorti tout droit d'un tableau de Jérôme Bosch. Difficile d'oublier Bertha, terrible femme-bourreau (au sens physique du terme) dont les mains telles des massues prennent plaisir à rabaisser l'orgueil viril. Et si la fin laisse sans voix, ce n'est pas tant qu'elle franchit un degré de plus dans l'horreur, le sordide ou la violence, non parce qu'elle demeure fidèle à ce qu'annonce le titre. Mais à l'inverse, en raison de sa bouleversante douceur. L'atroce est devenu notre "home sweet home", le seul lieu où nous trouvions encore quelque chaleur.

Étrange vie que celle de Goodis, qu'un raccourci facile tendrait à rapprocher de ses œuvres. Son second livre "Cauchemar" est adapté par Delmer Daves, avec en têtes d'affiche Humphrey Bogart et Lauren Bacall. Rien de moins. "Les passagers de la nuit" se révèle un carton et le romancier devient la nouvelle coqueluche d'Hollywood. Moins de trois ans plus tard, Goodis rompt les amarres et retourne à Philadelphie, dans la demeure familiale, aux côtés de ses parents et de son frère schizophrène.

• L'œuvre au noir de David Goodis

Dès lors les conjonctures commencent. S'est-il lassé de ce qu'aucun de ses scénarios n'aboutisse, en dépit d'un contrat renouvelable six ans ? S'est-il vu enfermé dans un succès qui ne lui ressemblait pas ? "Cauchemar" avait été écrit pour un public spécifique et comme acquis d'avance. Plus dure, plus noire semble la vision du romancier. Une hypothèse que vient corroborer le fait qu'une fois de retour au bercail, plutôt que les éditeurs côtés auxquels son talent et sa réputation lui auraient permis de prétendre, il préfère se tourner vers des publications bon marché qui lui laissent toute liberté d'écriture. Les femmes fatales, la violence sont toujours au rendez-vous. S'agit-il en l'occurrence de la part de contrat que doit assurer l'écrivain pour avoir par ailleurs toute licence ? Ou de ses goûts personnels ? Difficile de le savoir. Peu importe en réalité, puisque d'une part Goodis transcende tous les poncifs. De l'autre parce que si tel est le prix à payer pour avoir les coudées franches, l'enjeu en vaut largement la chandelle.

Récits d'une noirceur compacte, dont le héros parfois remonte vers la lumière ("Descente aux enfers"), d'autres non ("Sans espoir de retour"), toujours éminemment poignants et mortellement désespérés, d'une beauté à couper le souffle. Tels sont les paradoxes de l'œuvre goodisienne. Consumé par l'alcool et les démons qui le rongent et dont nous savons en fait peu de choses, David Goodis rendra l'âme à 49 ans. Si ses adaptations cinématographiques par Truffaut ("Tirez sur le pianiste") et Verneuil ("Le casse") ou René Clément (l'étrange et sublime "La course du lièvre à travers les champs") sont à des niveaux différents considérés comme des classiques, c'est surtout le cinéma des années 80 qui fera connaître l'auteur en France, de "La lune dans le caniveau" (Jean-Jacques Beineix) à "Descente aux enfers" (Francis Girod) en passant par "Rue barbare" (Gilles Béhat). Immorale, indécente, mais toujours majestueuse, l'écriture de Goodis n'en a pas fini de fasciner.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Parasite : Génèse d'un film culte

Publié le par brouillons-de-culture.fr

S'il est une chose qui, dans l'art, échappe à toute forme de calcul, c'est bel et bien l'état de grâce. Tout créateur authentique y aspire ; et n'y parvient quelquefois qu'au prix de mille tâtonnements et détours. Qu'un tel miracle se produise ne saurait en aucun cas être gage de succès et certaines merveilles sont demeurées prodigieusement ignorées du grand public. Il arrive cependant parfois que les deux soient au rendez-vous, qu'un film atteigne ce parfait degré d'équilibre et d'harmonie tout en s'élevant vers les plus hauts degrés du box office. Connexion si improbable qu'elle n'est guère reproductible.

Certains cinéastes n'y parviennent qu'une fois (qui se souvient des films de Percy Adlon après "Bagdad Café" ou de l'auteur de "Full Monty" par exemple ?). L'étrange est qu'une telle conjonction, d'une réussite artistique et publique, peut s'opérer sans le secours d'une star à l'affiche ou d'un réalisateur connu. Il n'est pas rare que jaillisse de nulle part (un pays dont la production, en matière de neuvième art, n'est pas faite pour exciter les foules), venant d'un cinéaste inconnu, une pépite qui rencontre un grand succès public (on pourrait citer notamment "La vie des autres" ou "Toni Erdmann").

Dans une telle configuration, "Parasite" constitue un cas à part. Issu d'un pays, la Corée du Sud, qui possède une riche activité cinématographique, les œuvres de Bon Joon Ho, toujours passionnantes, rencontrent souvent un large public : de "Memories of murder" au "Transperceneige" en passant par "The Host"ou "Mother". En dépit (ou peut-être à cause) de ses permanentes bifurcations d'un genre à l'autre. C'est peu dire qu'aucun de ses films ne ressemble au précédent, même si on y retrouve des thématiques communes. Une filmographie inclassable, se jouant des modes et des étiquettes.

Et pourtant rien ne prépare au choc de "Parasite", film total qui fusionne non seulement les genres, mais également les modes cinématographiques de plusieurs continents, en une œuvre totalement homogène et parfaitement limpide. Paradoxe d'un perpétuel changement de style au cœur d'une même réalisation, dont chacun pourtant porte la marque de son auteur. Réinterprétation novatrice d'un demi-siècle de cinéma. S'il "emprunte" aux comédies douces-amères  transalpines des seventies pour une savoureuse entrée en matière, Bon Joon Ho tourne également son regard vers les plus efficaces thrillers américains de ces dernières décennies, dont il épouse par instants le timing et le sens du climax.

A cet improbable métissage, il ajoute une touche propre au cinéma d'extrême-orient : l'art des ruptures de ton. "Parasite" est tout à la fois un film d'une drôlerie grinçante, une fresque sociale jamais pesante ni didactique, un thriller aussi secouant que "Seven" "Misery" ou "Le silence des agneaux". Et pourtant le tout fonctionne avec une évidence, un naturel tels que jamais on ne perçoit la couture. Un "exploit" que jusqu'ici n'était parvenu à accomplir que son compatriote Park Chan Wook avec le prodigieux "Old Boy".

En France, le film connaît un succès sans précédent. Surtout pour un film sans la moindre tête d'affiche (même si acteurs et actrices y sont quasiment tous sidérants, aussi à l'aise dans l'humour que dans le drame).
Triomphe sans commune mesure avec l'ample écho rencontré par ses œuvres précédentes.
La palme d'or qui lui fut attribuée ne saurait tout expliquer, certains films primés n'ayant pas rencontré leur public. Ni  critiques aussi unanimes.

Toutefois, l'aventure, déjà belle en soi, franchit un cap inédit avec la remarquable percée du film aux états unis. Mission impossible menée au tambour de charge. Un cinéaste au nom imprononçable pour un américain moyen, des acteurs asiatiques inconnus outre atlantique, et qui plus est en vo ("Le Transperceneige" fut réalisé avec des acteurs américains en langue anglaise).
Au finish, non seulement une pluie d'éloges plus que méritée -l'indicateur Rotten Tomatoes lui attribue 99% de critiques positives !, mais qui établit l'une des meilleures moyennes d'entrées de l'année et la meilleure depuis 2016. Sans la moindre concession ni compromis, sans jamais sacrifier son art, le cinéaste n'a accouché de rien de moins que d'un film universel.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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Pascal Perrot, les métamorphoses d'un poète

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Après "Chaos mode d'emploi", Pascal Perrot opère avec son deuxième recueil "Une brèche dans la tapisserie des ombres", un changement radical d'orientation. Désirant renouveler son écriture, le poète s'est plongé au cœur des auteurs de la "beat generation", du cut up et d'auteurs d'aujourd'hui enclins à bousculer langue et syntaxe. Ce voyage linguistique, quasi initiatique constitua une source d'inspiration nouvelle pour cet opuscule.

dehors les brouillards corrosifs trouent jusques à la chair des mots percent la peau du soleil arbitrent la direction des nuages et crucifient de glace ce monde auquel nous avions pourtant cru de toutes nos misérables forces

ou encore

les chiens sauvages aux crocs de silicone vont déferler sur la ville en irrépressible écume

ou encore

que donnerais-tu pour sauver le rire la belle sauvagerie des jardins non béance contrainte de la bouche ni esclaffement sans grâce complaisante hilarité sans objet sinon retarder la marche de la mort mais la belle trace de soi qui vit la vie par tous ses pores toutes ses déclinaisons

breche dans la tapisserie des ombres pascal perrot


"Une brèche dans la tapisserie des ombres" est scindé en trois parties complémentaires qui expriment les différentes facettes de l'univers du poète.
"Des ombres", sans ponctuation, s'articule autour de poèmes de souffle, auxquels cette particularité confère un nouveau rythme et permet des raccourcis fulgurants qui mettent le verbe à l'honneur.
"Une brèche", partiellement ponctué, décline davantage le versant philosophique de l'auteur.
"Dans la tapisserie", entre contes déviants et bestiaires improbables, évoque par moments les textes de André Hardellet.

Fluidité et souplesse articulent la pensée dans une composition où chaque partie du recueil érige un univers singulier, l'ensemble formant un tout cohérent. Sans jamais sacrifier le sens, mais sans rejeter les apports stylistiques considérables de notre contemporanéité, l'écriture de Pascal Perrot est sauvage, inspirée, en phase avec notre temps. Porteuse d'émotion, de réflexion, de souffle, elle touche au cœur sans jamais tourner le dos au travail constant sur la langue qui en fait toute la vigueur.

Pour se procurer "Une brèche dans la tapisserie des ombres"
(parution en juillet 2019, aux Editions du Cygne - Prix : 12€)

https://www.editionsducygne.com/editions-du-cygne-breche-tapisserie-ombres.html

Gracia Bejjani-Perrot, texte et graphisme

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