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• Gonçalo Tavares, créateur d'univers 1) Romancier, philosophe, humoriste et poète

Publié le par brouillons-de-culture.fr

• Gonçalo Tavares, créateur d'univers 1) Romancier, philosophe, humoriste et poète

Certains, de plus en plus nombreux, affirment de Gonçalo M. Tavares qu'il est l'un des plus grands écrivains portugais actuels. C'est faux, il est bien davantage. L'un des géants incontestables de la littérature mondiale. De ceux qui marquent au fer rouge qui les lit. Il y a incontestablement un avant et un après Tavares, tant sa lecture modifie le regard et la qualité d'écoute du monde. En moins de deux décades, l'auteur lusitanien a su imposer non seulement un style inimitable, mais la pertinence de ses univers décalés. Ce qui le rend véritablement unique : son caractère multidimensionnel dans une littérature trop souvent spécialisée, où l'on oppose si fréquemment le style à l'imagination, la profondeur de réflexion à l'action et l'un et l'autre à l'humour, expérimental et populaire. Gonçalo Tavares brasse dans son écriture tous ces paradoxes proches de l'oxymore. Mieux encore, il s'en amuse sans jamais oublier pourtant de nous en amuser également.

Une association d'une telle puissance entre la générosité de la langue et la richesse de l'imaginaire ne s'était point manifestée depuis l'émergence d'Alessandro Baricco, dans un monde où l'autofiction devient règle impérative. Mais Tavares va encore plus loin que l'auteur de "Soie" et des "Châteaux de la colère". Car cette combinaison gagnante se double d'un pari risqué, d'un défi improbable et relevé sans cesse : un travail constant sur le langage et la structure du récit même. Alors que paradoxalement son œuvre, prise dans son ensemble, témoigne d'une curieuse unité qui la rend clairement identifiable, aucun de ses livres, pris individuellement, ne se ressemble. Chacun d'entre eux est une surprise. A tel point que s'établit une sorte de suspense littéraire qui est, sinon totalement inédit du moins extrêmement rare : on se demande, presque avec impatience, à quoi ressemblera le prochain Tavares.

• Gonçalo Tavares, créateur d'univers 1) Romancier, philosophe, humoriste et poète

Chez le romancier, le sujet dicte la forme et les voies qu'empruntera tel ou tel de ses ouvrages. Décloisonner les genres. Ce qui reste pour la plupart un vœu pieux dont les applications se révèlent d'indigestes harlequins est chez lui acte, édifice et quasi sacerdoce. Comme un jongleur qui faisant danser dans l'espace un nombre d'objets réputé insurpassable, en convierait deux ou trois de plus, à la surprise de tous, dans son aérien ballet. Poésie (et non poétisant), philosophie (et non philosophant) mais également sociologie et conte, l'auteur ne recule devant aucun ingrédient pour assaisonner ses œuvres. Mais chaque épice, aussi incongrue semble-t-elle a priori, trouve ici sa juste place dans l'ensemble. Gonçalo M. Tavares écrit dans toutes les dimensions. Du coup, on éprouve l'étrange impression de passer soudainement du noir et blanc à la couleur.

Le romancier portugais n'est pas seulement profond et drôle, il est également misanthrope et totalement humaniste, traumatisant et euphorisant, pratiquant tout à la fois le lyrisme et l'écriture blanche. une sorte de croisement, et même de fusion contre nature entre Garcia Marquez, Perec, Pinget, Michaux et Jankélévitch.

Le premier livre lu me fut un premier choc. "Un Voyage en Inde" raconte l'hallucinante épopée de monsieur Bloom, qui fuit (plus qu'il ne part de) son  Portugal natal, tenaillé ou poursuivi par on ne sait quel passé, avec pour objectif avoué de gagner l'Inde en suivant le plus long trajet possible, arpentant, entre autres, les rues de Paris et de Londres. Aventures et mésaventures, fêtes et rencontres de personnages surprenants dont la plupart, fût-ce à travers leurs silences, nous en disent un peu plus sur le héros lui-même. Jusqu'ici, quelles qu'en fussent les qualités majeures, on ne semble guère s'éloigner du classique roman dit "de formation" ou "d'initiation" tels qu'a pu les populariser par exemple un Hermann Hesse. Là s'arrête pourtant toute similitude. Procédant d'un phénoménal esprit d'escalier, puisque le nom du héros se réfère à l'Ulysse de James Joyce, dont le titre lui-même évoque Homère, c'est à ce dernier que l'auteur emprunte la forme de son roman. Ce dernier se présente en chants, ensemble de vers non rimés lui même divisé en stances. À la lecture de ce qui précède, on pourrait penser qu'"Un voyage aux Indes" est un roman élitiste, un de ces livres d'écrivains pour écrivains ou, à tout le moins, à l'usage des seuls érudits. Or c'est à ce stade qu'opère le miracle Tavares. On peut ne pas connaître un mot d'Homère ni de James Joyce, ne saisir aucune de ces allusions et savourer avec délices et, il faut bien le dire, une jubilation intense, cette œuvre qui ne ressemble à nulle autre. Rire et réflexion se conjuguent, s'accordent sans cesse en feu d'artifices linguistique.

Face à un tel "monstre" littéraire, "Jérusalem" apparaitrait presque sage et posé, et d'une écriture classique, mais c'est une apparence résolument trompeuse. Fable décalée, conte cruel, où êtres et situations sont sans cesse sens dessus dessous, où la réalité n'est jamais tout à fait ce que l'on en espère, où chaque personnage est ambivalent, gangréné par la folie, jouant avec les apparences et sa vie à "Qui perd gagne", où ce qui paraît évident ne l'est en vérité jamais, "Jérusalem" tisse sa toile avec une habileté diabolique. Sans cesse, l'auteur entretient le doute sur la nature réelle de ses protagonistes, souffle le chaud et le froid, de l'empathie au dégoût et vice et versa. Quand les théories les plus saugrenues sont présentées sous des dehors logiques, quand les meilleures intentions conduisent à l'abominable, il devient difficile de cerner la Vérité, celle que l'on dit unique et qui se révèle ici multiple et soumise à l'angle de vision du lecteur.

"Matteo a perdu son emploi" est un livre que tout appelle à devenir culte, assurément un des sommets de la littérature actuelle. Une fusion hallucinante s'opère ici entre Perec, Hardellet, Borges et  Michaux, maîtrisée de bout en bout, un monstre littéraire que n'eût point renié l'Oulipo. Roman pharaonique, non par sa taille mais par son ambition, "Matteo a perdu son emploi" introduit ses personnages sur le mode de la vieille ritournelle "Marabout bout de ficelle", engendrant un système parfait de récits qui s'emboîtent les uns dans les autres, univers interactif et totalement additif. Qu'un individu en croise un autre, ou parfois simplement l'évoque, et sitôt le récit bascule sur l'histoire de ce second protagoniste, chaque nouveau(velle) intervenant(e) étant introduit par ordre alphabétique. Se laisser embarquer dans "Matteo", c'est ne plus pouvoir le lâcher, tant l'auteur a le pouvoir de surprendre à chaque page, tant par la beauté d'une langue élégante et précise que par la richesse intarissable de son imagination. Chaque chapitre obéit à sa logique interne, sans jamais pourtant compromettre l'équilibre de l'ensemble. Lecteurs et lectrices passent sans coup férir de l'absurde kafkaïen à la franche hilarité, en passant par le drame, le non-sens, la cruauté jubilatoire. Tous les coups sont permis et Tavares ne s'en prive pas, tour à tour humoriste, philosophe, conteur, inventeur de mondes. Chaque histoire est en elle-même un chef d'œuvre, mais la façon dont elles s'articulent entre elles, évoquant à leur manière l'interaction permanente de nos vies, force le respect.

Autre joyau de l'art choral, stimulation permanente tant de l'intelligence que de l'imaginaire "Une jeune fille perdue dans le siècle à la recherche de son père" part d'un schéma relativement basique pour se ramifier sans cesse dans des directions improbables. Une jeune handicapée mentale s'est égarée dans la ville. Un homme tente de l'aider à retrouver son foyer, arpentant la ville au gré d'informations délivrées au compte gouttes. Sa quête l'amènera à croiser nombre de personnages fascinants. De ce brocanteur atypique dont les marchandises, sans usage pratique, ressemblent davantage à un bric à brac surréaliste qu'à un commerce à cet homme qui s'est fait tatouer sur le corps le même mot dans toutes les langues. En passant par cet hôtel tenu par un vieux juif, dont toutes les chambres portent le nom (et obéissent à la disposition géographique) des camps de concentration ou ce sculpteur œuvrant dans l'infiniment petit, dont les œuvres ne peuvent être appréciées qu'au microscope. À l'extravagance de ses inventions, Gonçalo M.Tavares, dans une langue chatoyante, nous interroge sur les limites de la compassion et des "bonnes intentions", les conséquences de nos actes, ce qui les dicte. La fin, bouleversante et inattendue, à défaut de nous donner toutes les réponses, formulera toutes les questions.

Autre volet de son cycle "Le Royaume", auquel appartenait "Jérusalem", "Apprendre à prier à l'ère de la technique" est un livre impitoyable, qui ne nous laisse aucun échappatoire, et semble refléter la face sombre de l'auteur. Son anti-héros, médecin et chirurgien, jadis tyrannisé par son père et pour ainsi dire émotionnellement mort, en tous les cas totalement distancié et d'une froideur inhumaine, considérant la maladie plus que le malade, devient à son tour bourreau, avant de devenir victime, envers lequel nous n'éprouvons, à notre tour, pas la moindre compassion. Récit pervers et fascinant, quelque part entre Brecht (l'intérêt dudit envers la politique, toujours dans le but de soumettre) et The Servant, "Apprendre à prier …" est un grand livre malade, qui tranche singulièrement sur le reste de ses œuvres.

Ceux et celles qui sont persuadés que le romancier a exploré toutes les couleurs du spectre sont loin du compte, comme le prouvera la série "El Barrio", d'une inventivité, d'une puissance, d'une richesse de langage et d'une simplicité bouleversantes, mais également d'une drôlerie imparable.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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