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des livres et des hommes

• Gonçalo Tavares, créateur d'univers, 2) Ces Messieurs du Quartier

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Que l'entreprise littéraire la plus excitante et la plus audacieuse des trente dernières années soit également la plus drôle pourrait surprendre a priori. Si ce n'est qu'elle est l'œuvre du génial trublion des lettres portugaises Gonçalo M. Tavares, l'homme qui aime à bousculer les frontières entre les genres et les styles. "Le quartier" se présente sous la forme de très courts romans (dont une partie fit l'objet d'une édition indépendante), souvent illustrés de drôles de dessins. L'éditrice Viviane Hamy les réunit aujourd'hui en un volume unique, incluant plusieurs inédits, la plupart du temps savoureux et jubilatoires.

Imaginez un quartier dont tous les habitants auraient pour nom de famille celui d'un écrivain célèbre. Dont le comportement, les actes, les caractères seraient comme un écho à la vie ou à l'une des œuvres de leur illustre homonyme. Tel est le postulat de départ de cette série d'une prodigieuse inventivité.

Monsieur Brecht, Monsieur Valéry, Monsieur Calvino, tels sont quelques uns des protagonistes des épisodes de cette fresque existentielle, dont on ouvre chaque nouveau volet avec fébrilité.

Satyre, non-sens, caricature, pointes d'humour grinçant voisinent allègrement avec un florilège de questionnements métaphysiques, de raisonnements philosophiques, de démonstrations par l'absurde. Si le rire parcourt l'ensemble en filigrane (du fin sourire à l'esclaffement), il n'est en aucun cas systématique. Chaque livre est une pochette surprise. On ne sait jamais exactement ce qu'on trouvera à l'intérieur. Une seule certitude demeure: en règle générale, le contenu sera passionnant, stimulant, imaginatif, décalé.

De même que chaque histoire est indépendante des autres, chaque personnage se distingue du modèle dont il s'inspire. Lecteur aussi boulimique qu'éclectique, je confesse cependant ne m'être encore jamais penché sur les poésies de T.S. Elliott. De même, j'ignorais totalement l'existence du journaliste et polémiste Karl Kraus. Ce qui n'a en aucun cas entravé mon plaisir à lire ces deux œuvres jubilatoires, parmi les plus fortes de la série, laquelle comporte nombre de points d'acmé, ou pour parler plus clairement, d'incontournables sommets.

"Monsieur Kraus et la politique", avec une férocité carnassière, explore les arcanes du pouvoir pour mieux en cerner l'arbitraire et le profond ridicule. Mais également le pathétique et les relents de solitude que dégage toute puissance. "Monsieur Kraus" s'articule en suite de saynètes dialoguées entre chefs, sous-chefs et affiliés d'une belle impertinence. Quelque part entre Alfred Jarry, Jaroslav Hasek, Kafka et Raymond Devos.

La force de Tavares, qui le distingue de  nombre de ses contemporains, est de ne jamais se limiter au factuel, mais de tenter d'isoler la structure de nos humaines avanies, cerner ce qu'elles ont d'éternel dans leur feinte modernité. Ainsi, certaines phrases de ce livre peuvent s'appliquer sans peine à des personnages de l'actualité récente, mais la réflexion qui y est sous-jacente porte bien plus loin.

"Monsieur Brecht et le succès" emprunte la forme peu courue du récit au sein du récit, et plus singulièrement du conte, de l'histoire brève, toujours inattendue, qui vous laisse songeur ou sourire aux lèvres. Ce sont celles que nous narre le fameux monsieur Brecht. Si "Monsieur Breton et l'interview" tient en haleine, c'est d'une toute autre manière. Entretien schizophrénique, puisque Breton est tour à tour l'intervieweur et l'interviewé. En tant que journaliste, il prend plaisir à se poser des questions tordues et labyrinthiques, sophistiquées et hermétiques jusqu'à l'absurde. Poète, il y répond de manière élégante et profonde, comme un manifeste de l'art d'écrire, mais également de vivre. Sans doute l'un des opus les plus sérieux du "Quartier".

La poésie est d'ailleurs un sujet récurrent chez l'auteur, ce qui ne saurait surprendre puisqu'il est également l'auteur de recueils inédits en France (au même titre d'ailleurs que son théâtre). Mais en maître cuisinier, jamais ne l’accommode de la même manière.

À l'opposé de cette passionnante approche didactique "Monsieur Elliott et les conférences" me valut de nombreux fous rires. De quoi s'agit-il ? D'une série de conférences imaginaires données par le personnage titre, devant un public très restreint. Au début de chacune d'entre elles, deux vers d'un poète disséqués jusqu'à plus soif, dans des interprétations toutes plus délirantes les unes que les autres (les conférences sur les fragments de poèmes de René Char et Sylvia Plath atteignent des sommets), jusqu'au non-sens absolu que n'eussent point renié Douglas Adams ou les Monthy Python.

Plus suggestif, mais arrachant de multiples sourires, est l'humour de "Monsieur Juarroz et la pensée". L'homonyme de l'immense poète argentin ne peut penser une chose et la réaliser dans le même temps, ce qui engendre des situations totalement décalées.

On aimerait développer les particularités de chacun des personnages de cette planète si étrange et si familière à la fois, mais chacun d'entre eux est d'une telle richesse qu'on pourrait en noircir nombre de pages blanches.

Même si quelques personnages m'ont touché moins que d'autres ( "Monsieur Henri et l'encyclopédie" qui explore l'humour de comptoir ; "Monsieur Walser et la forêt", trop attendu à mon sens; "Monsieur Calvino et la promenade" trop proche de son modèle,  et notamment de "Palomar" de Italo Calvino), leur ensemble forme une sorte de réjouissante famille recomposée, parmi laquelle on aime à se trouver. Au fur et à mesure des ouvrages, certains viennent à se croiser, se saluer, voire dialoguer.

Et les femmes, me direz-vous ? Ne sont-elles pas présentes dans le Quartier? Selon le maître lisituanien lui-même, une série de "Madame" est en préparation. Un événement littéraire à venir que j'attends avec une grande impatience.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Gonçalo Tavares, créateur d'univers 1) Romancier, philosophe, humoriste et poète

Publié le par brouillons-de-culture.fr

• Gonçalo Tavares, créateur d'univers 1) Romancier, philosophe, humoriste et poète

Certains, de plus en plus nombreux, affirment de Gonçalo M. Tavares qu'il est l'un des plus grands écrivains portugais actuels. C'est faux, il est bien davantage. L'un des géants incontestables de la littérature mondiale. De ceux qui marquent au fer rouge qui les lit. Il y a incontestablement un avant et un après Tavares, tant sa lecture modifie le regard et la qualité d'écoute du monde. En moins de deux décades, l'auteur lusitanien a su imposer non seulement un style inimitable, mais la pertinence de ses univers décalés. Ce qui le rend véritablement unique : son caractère multidimensionnel dans une littérature trop souvent spécialisée, où l'on oppose si fréquemment le style à l'imagination, la profondeur de réflexion à l'action et l'un et l'autre à l'humour, expérimental et populaire. Gonçalo Tavares brasse dans son écriture tous ces paradoxes proches de l'oxymore. Mieux encore, il s'en amuse sans jamais oublier pourtant de nous en amuser également.

Une association d'une telle puissance entre la générosité de la langue et la richesse de l'imaginaire ne s'était point manifestée depuis l'émergence d'Alessandro Baricco, dans un monde où l'autofiction devient règle impérative. Mais Tavares va encore plus loin que l'auteur de "Soie" et des "Châteaux de la colère". Car cette combinaison gagnante se double d'un pari risqué, d'un défi improbable et relevé sans cesse : un travail constant sur le langage et la structure du récit même. Alors que paradoxalement son œuvre, prise dans son ensemble, témoigne d'une curieuse unité qui la rend clairement identifiable, aucun de ses livres, pris individuellement, ne se ressemble. Chacun d'entre eux est une surprise. A tel point que s'établit une sorte de suspense littéraire qui est, sinon totalement inédit du moins extrêmement rare : on se demande, presque avec impatience, à quoi ressemblera le prochain Tavares.

• Gonçalo Tavares, créateur d'univers 1) Romancier, philosophe, humoriste et poète

Chez le romancier, le sujet dicte la forme et les voies qu'empruntera tel ou tel de ses ouvrages. Décloisonner les genres. Ce qui reste pour la plupart un vœu pieux dont les applications se révèlent d'indigestes harlequins est chez lui acte, édifice et quasi sacerdoce. Comme un jongleur qui faisant danser dans l'espace un nombre d'objets réputé insurpassable, en convierait deux ou trois de plus, à la surprise de tous, dans son aérien ballet. Poésie (et non poétisant), philosophie (et non philosophant) mais également sociologie et conte, l'auteur ne recule devant aucun ingrédient pour assaisonner ses œuvres. Mais chaque épice, aussi incongrue semble-t-elle a priori, trouve ici sa juste place dans l'ensemble. Gonçalo M. Tavares écrit dans toutes les dimensions. Du coup, on éprouve l'étrange impression de passer soudainement du noir et blanc à la couleur.

Le romancier portugais n'est pas seulement profond et drôle, il est également misanthrope et totalement humaniste, traumatisant et euphorisant, pratiquant tout à la fois le lyrisme et l'écriture blanche. une sorte de croisement, et même de fusion contre nature entre Garcia Marquez, Perec, Pinget, Michaux et Jankélévitch.

Le premier livre lu me fut un premier choc. "Un Voyage en Inde" raconte l'hallucinante épopée de monsieur Bloom, qui fuit (plus qu'il ne part de) son  Portugal natal, tenaillé ou poursuivi par on ne sait quel passé, avec pour objectif avoué de gagner l'Inde en suivant le plus long trajet possible, arpentant, entre autres, les rues de Paris et de Londres. Aventures et mésaventures, fêtes et rencontres de personnages surprenants dont la plupart, fût-ce à travers leurs silences, nous en disent un peu plus sur le héros lui-même. Jusqu'ici, quelles qu'en fussent les qualités majeures, on ne semble guère s'éloigner du classique roman dit "de formation" ou "d'initiation" tels qu'a pu les populariser par exemple un Hermann Hesse. Là s'arrête pourtant toute similitude. Procédant d'un phénoménal esprit d'escalier, puisque le nom du héros se réfère à l'Ulysse de James Joyce, dont le titre lui-même évoque Homère, c'est à ce dernier que l'auteur emprunte la forme de son roman. Ce dernier se présente en chants, ensemble de vers non rimés lui même divisé en stances. À la lecture de ce qui précède, on pourrait penser qu'"Un voyage aux Indes" est un roman élitiste, un de ces livres d'écrivains pour écrivains ou, à tout le moins, à l'usage des seuls érudits. Or c'est à ce stade qu'opère le miracle Tavares. On peut ne pas connaître un mot d'Homère ni de James Joyce, ne saisir aucune de ces allusions et savourer avec délices et, il faut bien le dire, une jubilation intense, cette œuvre qui ne ressemble à nulle autre. Rire et réflexion se conjuguent, s'accordent sans cesse en feu d'artifices linguistique.

Face à un tel "monstre" littéraire, "Jérusalem" apparaitrait presque sage et posé, et d'une écriture classique, mais c'est une apparence résolument trompeuse. Fable décalée, conte cruel, où êtres et situations sont sans cesse sens dessus dessous, où la réalité n'est jamais tout à fait ce que l'on en espère, où chaque personnage est ambivalent, gangréné par la folie, jouant avec les apparences et sa vie à "Qui perd gagne", où ce qui paraît évident ne l'est en vérité jamais, "Jérusalem" tisse sa toile avec une habileté diabolique. Sans cesse, l'auteur entretient le doute sur la nature réelle de ses protagonistes, souffle le chaud et le froid, de l'empathie au dégoût et vice et versa. Quand les théories les plus saugrenues sont présentées sous des dehors logiques, quand les meilleures intentions conduisent à l'abominable, il devient difficile de cerner la Vérité, celle que l'on dit unique et qui se révèle ici multiple et soumise à l'angle de vision du lecteur.

"Matteo a perdu son emploi" est un livre que tout appelle à devenir culte, assurément un des sommets de la littérature actuelle. Une fusion hallucinante s'opère ici entre Perec, Hardellet, Borges et  Michaux, maîtrisée de bout en bout, un monstre littéraire que n'eût point renié l'Oulipo. Roman pharaonique, non par sa taille mais par son ambition, "Matteo a perdu son emploi" introduit ses personnages sur le mode de la vieille ritournelle "Marabout bout de ficelle", engendrant un système parfait de récits qui s'emboîtent les uns dans les autres, univers interactif et totalement additif. Qu'un individu en croise un autre, ou parfois simplement l'évoque, et sitôt le récit bascule sur l'histoire de ce second protagoniste, chaque nouveau(velle) intervenant(e) étant introduit par ordre alphabétique. Se laisser embarquer dans "Matteo", c'est ne plus pouvoir le lâcher, tant l'auteur a le pouvoir de surprendre à chaque page, tant par la beauté d'une langue élégante et précise que par la richesse intarissable de son imagination. Chaque chapitre obéit à sa logique interne, sans jamais pourtant compromettre l'équilibre de l'ensemble. Lecteurs et lectrices passent sans coup férir de l'absurde kafkaïen à la franche hilarité, en passant par le drame, le non-sens, la cruauté jubilatoire. Tous les coups sont permis et Tavares ne s'en prive pas, tour à tour humoriste, philosophe, conteur, inventeur de mondes. Chaque histoire est en elle-même un chef d'œuvre, mais la façon dont elles s'articulent entre elles, évoquant à leur manière l'interaction permanente de nos vies, force le respect.

Autre joyau de l'art choral, stimulation permanente tant de l'intelligence que de l'imaginaire "Une jeune fille perdue dans le siècle à la recherche de son père" part d'un schéma relativement basique pour se ramifier sans cesse dans des directions improbables. Une jeune handicapée mentale s'est égarée dans la ville. Un homme tente de l'aider à retrouver son foyer, arpentant la ville au gré d'informations délivrées au compte gouttes. Sa quête l'amènera à croiser nombre de personnages fascinants. De ce brocanteur atypique dont les marchandises, sans usage pratique, ressemblent davantage à un bric à brac surréaliste qu'à un commerce à cet homme qui s'est fait tatouer sur le corps le même mot dans toutes les langues. En passant par cet hôtel tenu par un vieux juif, dont toutes les chambres portent le nom (et obéissent à la disposition géographique) des camps de concentration ou ce sculpteur œuvrant dans l'infiniment petit, dont les œuvres ne peuvent être appréciées qu'au microscope. À l'extravagance de ses inventions, Gonçalo M.Tavares, dans une langue chatoyante, nous interroge sur les limites de la compassion et des "bonnes intentions", les conséquences de nos actes, ce qui les dicte. La fin, bouleversante et inattendue, à défaut de nous donner toutes les réponses, formulera toutes les questions.

Autre volet de son cycle "Le Royaume", auquel appartenait "Jérusalem", "Apprendre à prier à l'ère de la technique" est un livre impitoyable, qui ne nous laisse aucun échappatoire, et semble refléter la face sombre de l'auteur. Son anti-héros, médecin et chirurgien, jadis tyrannisé par son père et pour ainsi dire émotionnellement mort, en tous les cas totalement distancié et d'une froideur inhumaine, considérant la maladie plus que le malade, devient à son tour bourreau, avant de devenir victime, envers lequel nous n'éprouvons, à notre tour, pas la moindre compassion. Récit pervers et fascinant, quelque part entre Brecht (l'intérêt dudit envers la politique, toujours dans le but de soumettre) et The Servant, "Apprendre à prier …" est un grand livre malade, qui tranche singulièrement sur le reste de ses œuvres.

Ceux et celles qui sont persuadés que le romancier a exploré toutes les couleurs du spectre sont loin du compte, comme le prouvera la série "El Barrio", d'une inventivité, d'une puissance, d'une richesse de langage et d'une simplicité bouleversantes, mais également d'une drôlerie imparable.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• L'art délicat de la provocation

Publié le par brouillons-de-culture.fr

• L'art délicat de la provocation

Provocation et transgression sont les mamelles de l'homme libre. Pourtant rarement ces deux mots auront-ils engendré autant de confusion qu'à l'époque qui est la nôtre. Beaucoup s'en revendiquent, dans une posture qui confine à l'imposture. Un peu comme la poésie en fait, mais ceci est une autre histoire.

Provoquer, c'est aussi inciter au duel. On ne provoquait guère en duel quelqu'un dont les idées étaient aux antipodes de celles que vous professiez. Ces dernières fussent-elles délirantes. Mais bien parce qu'il tentait de ridiculiser les vôtres, et était, la plupart du temps, à deux doigts d'y parvenir.

Faute d'une grille de lecture appropriée, un certain nombre de personnes en viennent à penser que Desproges, Coluche et Dieudonné sont bel et bien de la même famille. Ou qu'Alain Soral est un penseur libre, indépendant, non formaté.

Provoquer, c'est inciter à sortir de sa zone de confort intellectuel, déclencher un processus de réflexion en s'attaquant aux tabous et idées reçues d'une époque. Métier noble s'il en est. Ce n'est aucunement prêcher des convaincus et révulser les autres. Desproges, Coluche étaient provocateurs, Dieudonné et Soral ne sont que des pamphlétaires de bas étage.

Les fast-foods de la simili-provoc fleurissent d'ailleurs un peu dans tous les arts. Un signe qui trompe rarement : une tendance prononcée à l'auto-proclamation permanente. "Je suis un provocateur moi monsieur, un rebelle" avec bien entendu à la clé nombre de références ronflantes, de citations de ceux qui vous ont précédé (selon le domaine artistique, Bunuel, le surréalisme, Gainsbourg, Bukowski et j'en passe).

• L'art délicat de la provocation

Un exemple parmi tant d'autres : le relativement récent "Deadpool". À en croire ses promoteurs, nous serions en présence d'un film incorrect, impoli, grinçant, qui déboulonne le mythe des super-héros. Une déclaration à l'emporte-pièces qui semble ne pas prendre en compte les multiples tentatives (très souvent réussies) dans le neuvième art de décapage, accomplies depuis quelques décennies.

• L'art délicat de la provocation

Des travaux de Frank Miller sur Batman, qui en fit le psychopathe que nous connaissons à présent à la série "Preacher", en passant par le culte "Judge Dredd" à l'humour ubuesque. Soyons bons princes : sans doute ne se réfère-t-on ici qu'au versant cinématographique, où les tentatives sont plus rares.

L'ennui, c'est que la réalité est toute autre : Deadpool est un gros film bourrin (par ailleurs plutôt regardable en tant que tel) qui tente de se faire passer pour un film politiquement incorrect, en épiçant de ci de là son propos de jurons bien sentis et d'allusions salaces.

Des transgressions somme toutes très gentillettes, bien en deçà du tonitruant effet d'annonce. Bien moins dérangeant en fait que "Kick Ass"' ou même "Hancock", grinçants sans pour autant s'annoncer révolutionnaires.

• L'art délicat de la provocation

Verhoeven, Cronenberg, les films les plus réussis de la Sushi Typhoon ou de Troma Films demeurent autrement plus provocateurs.

"Deadpool", c'est un peu comme quand Michel Houellbecq tente de se faire passer pour Céline quand, dans la littérature qui dérange et gratte là où ça fait mal, il n'est, en dépit d'un talent certain mais souvent mal utilisé, même pas au niveau d'un Dantec ou d'un Ravalec.

Un vrai provocateur s'énonce rarement tel ; il ne l'est que parce qu'il tente des chemins peu explorés avant lui, et que certaines des voies qu'il prend dérangent. Il peut agir dans l'ombre comme dans la lumière, mais ne recherche pas nécessairement les sunlights. Son œuvre nait d'un besoin et non d'un plan carrière soigneusement orchestré.

Provoquer est un art qui ne s'improvise pas et supporte difficilement l'à-peu-près.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Ryû Murakami, l'infréquentable

Publié le par brouillons-de-culture.fr

• Ryû Murakami, l'infréquentable

Un Murakami peut en cacher un autre. Deux auteurs d'aujourd'hui, sans liens de parenté. L'un, Haruki, étrange et sophistiqué, sorte de Bunuel soft, de Lynch proustien de la littérature, trouve aisément sa place dans les gares et aéroports. L'autre, Ryû, est une sorte de tsunami émotionnel qui vous laisse essoré, K.O. Capable, dans la même page, de révulser et d'émouvoir.

Comme un mixage au shaker de Cronenberg première manière et de Céline, de Sade et de Bukowski. Dérangeant, provocateur et totalement imprévisible, lire un de ses romans demeure une expérience intense et déstabilisante.

• Ryû Murakami, l'infréquentable

Ma première rencontre avec l'œuvre du turbulent japonais fut, comme pour nombre de lecteurs occidentaux "Les bébés de la consigne automatique". Le roman s'ouvre par une scène si choquante, si traumatisante que je ne pus m'empêcher de penser : "ou ce type est un fumiste, virtuose d'une provocation gratuite qui s’essoufflera vite, ou c'est un écrivain de génie". Toute autre alternative me semblait impossible, tant une ouverture si brutale ne pouvait s'accommoder de l'à-peu près. Parvenir à créer un monde, des personnages, une histoire au diapason, et ce durant plus de cinq-cent pages, sans verser dans une surenchère gratuite du trash, mais sans pour autant affaiblir l'impact d'un tel coup de tonnerre, d'une telle rupture dans les canons de la morale et du bon goût, voilà qui n'était guère à la portée du premier écrivaillon venu.

• Ryû Murakami, l'infréquentable

Fresque barbare d'une phénoménale ampleur "Les bébés de la consigne automatique" ne propose rien de moins qu'une visite guidée en enfer. Un choc que l'on peut comparer, si l'on a le goût des comparaisons, à celui ressenti à la lecture de "Last exit from Brooklyn". Déstabilisant certes, comme pratiquement toute l'œuvre de Ryû Murakami, ce livre est également un miracle d'équilibre. Entre la vitesse brutale de certaines scènes mémorables et ces arrêts sur image qui donnent ossature à ses protagonistes. Entre le langage parlé, parfois crû et ces moments où l'écriture se fait quasiment lyrique. Le style de Ryû Murakami est assurément polymorphe, et cependant toujours au service d'un récit qui prend les directions les plus inattendues. Comme s'il adaptait sans cesse rythme et langage aux pulsations des personnages et des péripéties. De la même manière, le romancier dose avec une précision de chimiste ses visions apocalyptiques, pour qu'en dépit des épouvantes glauques qu'il distille dans l'âme de lecteur, celui-ci soit toujours motivé pour le suivre.

• Ryû Murakami, l'infréquentable

En comparaison, ses tous premiers pas, en 1976 (il a alors 24 ans) semblent timorés, presque sages, même si on y décèle l'embryon de ses œuvres futures. "Bleu presque transparent" - portrait d'une jeunesse désœuvrée sur fond de rock, de sexe triste et de drogues dures- anticipe de quelques années le "Moins que zéro" de Brett Eaton Ellis. Couronné par le prestigieux prix Akutagawa, il sera vendu près d'un million d'exemplaires en six mois dans son pays natal. Pousser plusieurs crans au dessus la noirceur et la violence du propos constituait un risque majeur pour un jeune auteur primé : celui que ses lecteurs ne le suivent pas dans une semblable aventure.

Ce portraitiste des abîmes n'en poursuivra pas moins son œuvre au noir, ponctuée d'imparables chef-d'œuvres, guidé par une profession de foi qui ne variera guère.

• Ryû Murakami, l'infréquentable

Autre roman-phare, autre leçon de ténèbres, "Miso Soup", est un livre en perpétuelle tension, habité par une perpétuelle menace. Comme le compte à rebours d'une bombe à retardement. Kenji guide les riches touristes dans les quartiers chauds de Tokyo. Pendant trois jours et trois nuits, sa route va croiser celle d'un tueur en série. Partagé entre horreur et fascination, il ne fuit pas lorsque ce qui est larvé se révèle.

Entretemps, Ryû Murakami se sera essayé au soft (le plutôt raté mais attachant "Raffles hotel") mais surtout à l'humour (féroce comme il se doit) avec l'incomparable "Chansons de l'ère Showa".

Le point de départ presque banal ne laisse en rien augurer du développement délirant qui suivra. Des jeunes en déshérence, imbibés d'alcool, de drogues et de karaoké. Fuyant l'ennui, l'un d'entre eux commet un acte gratuit : il assassine une milf lambda au beau milieu de la foule. Le hic, c'est que celle-ci appartient à un club de femmes de sa trempe, bien décidées à la venger. Commence alors une escalade vertigineuse, tant dans le choix des armes que dans le nombre de morts, qui vire rapidement à la plus totale absurdité et provoque le rire presque malgré soi.

• Ryû Murakami, l'infréquentable

"Lignes" et ses destins croisés de personnages voués au malheur et à la mort, ne manque pas de panache avec ses airs de tragédie antique, mais semble un aimable hors d'œuvre comparé au quasi-cronenbergien "Parasites".

À sa sortie de l'asile, Uehara demeure enfermé dans son appartement. Il se croit habité par un ver parasite rare qui lui dicte son comportement. Un ordinateur portable changera le cours de sa vie. Il entre, via Internet, en contact avec une mystérieuse association, qui l'incite à sortir de son cocon pour aller tuer son prochain, ce que "le ver lui ordonne".

• Ryû Murakami, l'infréquentable

Ryû Murakami n'est pas "seulement" l'auteur d'une trentaine de romans, dont certains monumentaux ne sauraient occulter des œuvres comme "Ectasy" ou "Thanatos" qui, pour être légèrement en deça, n'en sont pas moins captivantes. Il est également réalisateur de cinq films et scénariste de "Audition", l'une des plus flagrantes réussites de Takashi Miike. Âmes (trop) sensibles s'abstenir…

• Ryû Murakami, l'infréquentable

Celle de Ryû Murakami est affûtée comme une lame de rasoir :
"Le fait est que j'ai beau écrire roman sur roman, s'explique-t-il, je n'arrive pas à suivre la réalité de l'effondrement de la société japonaise"
"La littérature consiste à traduire les cris et les chuchotements de ceux qui suffoquent, privés de mo
ts"
"En écrivant ce roman, je me suis senti dans la position de celui qui se voit confier le soin de traiter seul les ordures"
Le propos est acerbe. La plume ne l'est pas moins.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Ed Mac Bain, le créateur d'univers

Publié le par brouillons-de-culture.fr

• Ed Mac Bain, le créateur d'univers

S'ils prolifèrent dans la SF ou dans l'heroic fantasy, les créateurs d'univers ne sont guère, dans le roman policier, monnaie courante. Ed Mac Bain appartient à cette espèce rare et il livre, avec la saga du 87ème District, l'une des fresques les plus accomplies du roman noir. Cycle matriciel, puisque quasiment toutes les séries télévisées polyphoniques actuelles (à commencer par "Sur écoute") ont envers Ed Mac Bain une dette considérable.

• Ed Mac Bain, le créateur d'univers

Une ville imaginaire, Isola, fort inspirée de New York, et possédant certaines de ses spécificités. L'auteur en dessine une topographie précise (il en tracera même un plan). Ses quartiers riches, pauvres, voire miséreux, ses districts. Au cœur de tout cela, un commissariat, celui du 87ème district et les êtres humains qui le composent. Là réside l'idée fondamentale de cette série d'ouvrages poursuivie pendant près d'un demi-siècle : ne pas faire reposer l'empathie sur un seul personnage (le "héros") mais sur plusieurs. Le protagoniste central n'est pas un flic surpuissant, mais tous les policiers du 87ème district, avec leurs failles et leurs faiblesses.

• Ed Mac Bain, le créateur d'univers

De cet excitant postulat de départ, Ed Mac Bain sait tirer toute la substantifique moelle, déclinant d'un roman à l'autre tout un riche éventail de possibilités. De la plus classique à la plus avant-gardiste. Ici, une, voire deux enquêtes (comme dans l'étonnant "Lightning") et leur résolution forment le noyau du livre. Là, les enquêtes policières servent de toile de fond aux problématiques amoureuses et existentielles des flics du 87ème district. Ailleurs encore nous est brossé le quotidien de la brigade, en une multitude d'enquêtes éclatées, de la plus simple à la plus complexe, de la plus sordide à la plus inepte ("Branle-bas au 87").

• Ed Mac Bain, le créateur d'univers

À l'inverse de bien des séries policières, le temps, dans la série du 87ème district, ne demeure pas statique, même s'il évolue au rythme que lui impose son démiurge. Les personnages évoluent, gagnent en maturité, vieillissent, et la société autour d'eux se métamorphose. C'est sans doute l'un des aspects les plus passionnants de la saga initiée par Ed Mac Bain. Des sujets comme la guerre des gangs ou la drogue seront abordés à diverses reprises, parfois à une ou deux décennies de distance, soulignant les mutations d'un monde, tant négatives que positives.

Adhérer à son époque, la suivre au plus près, tout en ralentissant la temporalité (faute de quoi certains de ses héros seraient plus que septuagénaires à la fin de la série), tel n'est pas l'un des moindres tours de force d'Ed Mac Bain.

• Ed Mac Bain, le créateur d'univers

Si la brigade comporte nombre d'individus attachants dans leurs singularités, Steve Carella se détache nettement de cette partition chorale. Presqu'à l'insu de son créateur, d'ailleurs, qui avait prévu de le faire mourir dès le troisième tome de la saga, et n'en fut dissuadé que par les vives protestations de son éditeur. Si Carella jouit d'un statut à part, ce n'est pas seulement en raison de son courage ou de sa formidable faculté d'empathie. Ce qui le distingue des autres personnages, c'est l'importance accordée à sa vie de couple. L'inspecteur est marié à une belle sourde-muette, Theodora dite Teddy, à laquelle il sera toujours fidèle, et dont il aura deux jumeaux. Cette merveille histoire d'amour, dans son éloge de la différence, vaudra au lecteur quelques unes des scènes les plus émouvantes de la série, lesquelles contribuent à installer Carella dans l'imaginaire collectif.

• Ed Mac Bain, le créateur d'univers

S'il ne possède pas tout à fait la maturité et l'assise de Carella (il gagnera l'une et l'autre au fil des épisodes), Bert Kling s'impose également comme un personnage clé de la série, pour des raisons fondamentalement inverses. À la stabilité affective de Carella, il oppose un involontaire chaos sentimental constant. Kling croit au grand amour, mais sa quête est semée d'embûches : sa fiancée décède, l'une de ses amoureuses le trompe etc…

• Ed Mac Bain, le créateur d'univers

Difficile d'évoquer le 87ème district, sans parler des personnages moins reluisants qui le peuplent. À commencer par Ollie Weeks. Obèse, grossier, misogyne, raciste, envahissant, jouissant d'une mauvaise hygiène il n'appartient pas à la brigade proprement dite, mais est souvent amené à collaborer avec elle. Car en dépit de tout, c'est un flic efficace, à la logique impeccable.

• Ed Mac Bain, le créateur d'univers

Dans une moindre mesure, Parker, policier raciste auquel Carella finira par battre froid. Et bien entendu le Sourdingue, ennemi juré du commissariat, génie du crime dont les manœuvres ne sont souvent déjouées qu'à la dernière minute par le 87ème. On ne saura jamais son identité réelle, car il parvient également à s'échapper en ultime recours. C'est un adversaire récurrent, et une sorte d'obsession pour les policiers du district.

• Ed Mac Bain, le créateur d'univers

Outre la saga du 87ème district, Ed Mac Bain signera un nombre conséquent d'ouvrages, sous ce nom ou d'autres pseudonymes (entres autres celui de Evan Hunter). Notamment la série sur l'avocat Matthew Hope ou le roman "Graine de violence". Si ceux-ci ne manquent pas de force, ils n'atteindront pas tout à fait le niveau de la saga du 87ème district.

Avec elle, il brosse une comédie humaine quasi-unique dans le domaine du roman policier et de la série noire.

A l'exception des photos représentant Ed Mac Bain lui-même, les visuels de l'article sont extraits d'adaptations (cinéma, série, télévision) de romans de la saga du 87ème district.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Nous fêtons en ce 1er mai nos 6 ans d'existence et de partage !

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• Orlando De Rudder, la rage d'écrire

Publié le par brouillons-de-culture.fr

• Orlando De Rudder, la rage d'écrire

Orlando de Rudder aimait les mots d'amour ; cette passion lui fut fatale. À la tyrannie des "écritures sèches" qui régentent la vie littéraire, il opposait les désordres somptueux d'une écriture généreuse, vocabulaire quasi-charnel, phrases émaillées d'alexandrins et de gouleyantes métaphores. Au sérieux papal de bien des modernes, il préférait le rire gargantuesque et la polémique vivace.

Que l'une des plus grandes plumes (peut-être même la plus grande) contemporaines de l'hexagone "replie son parapluie", sans que la presse nationale s'en fît écho ne surprendra que ceux pour lesquels le talent est proportionnel à sa couverture médiatique. Orlando suivait des voies de traverse. Il eût pu faire école ; il n'en fût malheureusement rien. Ses récits picaresques, ses fables décalées au ton inimitable, ses pamphlets érudits mais jubilatoire n'inspirèrent que trop peu d'émules. Comme si ces festins orgiaques de la langue déconcertaient les tenants d'une mise au régime du verbe.

• Orlando De Rudder, la rage d'écrire

Orlando De Rudder était à l'image de ces hommes universels , érudits dont la curiosité s'étendait à tous les domaines de la connaissance. Au fait du dernier livre paru (il en lisait parfois jusqu'à dix par semaine !!!) comme du plus obscur auteur médiéval (il avait tenu une chaire universitaire sur la littérature du Moyen-âge) ou de ceux de l'Antiquité (on lui doit "Aperto Libro", savoureux ouvrage sur les citations latines).

Son premier roman, "La nuit des barbares", en 1983, avait quelque peu secoué un certain ronron littéraire. Une langue somptueuse, au verbe riche, un imaginaire débordant, un humour qui parcourait toute la gamme des couleurs du spectre. Il y avait non seulement là un style unique, reconnaissable entre mille, mais également la marque d'une forte personnalité littéraire. Rien ici pourtant de l'auteur sophistiqué ou mondain ; l'écriture est de chair et cela se ressent. Un rapport gourmand aux mots. Ogre littéraire incompris qui n'entre dans aucune case.

• Orlando De Rudder, la rage d'écrire

Son passage à "Apostrophes" m'a laissé estomaqué. Ce jeune romancier, de 13 ans mon aîné, en quelques phrases à peine d'un humour presqu'anglais, parvenait à déconcerter Pivot. Tout en tirant, amusé, sur sa pipe - et oui, en ce temps-là, les talk shows étaient enfumés-. Je courus aussitôt acheter son ouvrage. Un véritable choc. J'étais émerveillé, ébahi, et du haut de mes vingt ans, je me mis en quête de l'auteur. La rencontre fut au-delà de toutes mes espérances. S'en ensuivirent plus de trente ans d'une solide amitié. En dépit de quelques éclipses, liés au chaos de nos existences. De quelques divergences aussi.

• Orlando De Rudder, la rage d'écrire

La presse des eighties s'emballe pour celui qu'elle considère comme "l'écrivain le plus doué de sa génération".

Outre un background impressionnant, l'homme possède il est vrai une biographie qui vaut le détour. Non seulement parce qu'à l'instar de bien des grands romanciers américains, il a exercé mille et un métiers : boxeur, guitariste de jazz, déménageur de pianos…

Mais aussi parce que né dans le train Paris-Rome, il a été élevé par sa grand-mère, Germaine Tailleferre, seule femme du groupe des Six. Chez celle-ci, défilent, entre autres, en amis, Julien Gracq, Francis Poulhenc, Boris Vian. Orlando s'y entend également en gravure. L'une d'elles illustrera plus tard l'un de ses romans "Tous crus les coqs".

• Orlando De Rudder, la rage d'écrire

Ce serait cependant un tort que de réduire au seul style ses ouvrages. Orlando De Rudder est également un conteur hors-pair, qui sait faire exister des personnages hauts en couleur. Qu'importe que nombre de ses romans possèdent un cadre historique - fort souvent le Moyen-âge- ; il nous en rend familier et proche le moindre protagoniste. Suivront plus d'une dizaine de romans, habités par une verve truculente, parmi lesquels une poignée de chef d'œuvres comme "L'âne et la lyre" "Le tempestaire" ou "Le traité des traités".

• Orlando De Rudder, la rage d'écrire

Ceux de ses livres qui n'atteignent pas de semblables sommets- mais Orlando lui-même a mis très haut la barre de l'exigence- n'en contiennent pas moins multitude de trouvailles et de moments de génie. Ils ne sont mineurs à mon sens qu'à l'aune de ses propres romans. Car "Le village sans héros" "Lee Jackson" ou "Les carnets de Maria Pachito" sont un certain nombre de coudées au-dessus du tout venant littéraire.

Il y a aussi les essais, les pamphlets, drôles et érudits. Tel l'indispensable "Droit au blasphème" -qui osera aujourd'hui le rééditer ?- publié au moment où Salman Rushdie et Martin Scorcese s'exposaient conjointement aux foudres des intégristes (même si le premier connaîtra une haine plus tenace). Ou "Aperto Libro", recueil de citations latines commentées et interprétées avec rage et truculence.

• Orlando De Rudder, la rage d'écrire

Les aléas de l'existence l'entraînent quelques temps hors du monde des livres. Mais jamais loin de l'écriture. Le Net, tout d'abord, devient l'un de ses terrains de jeux. Jusqu'à cinq ou six posts par jour ! Entre exercices d'admiration et véhémentes diatribes pamphlétaires et souvent politiquement incorrectes, on trouve sur son blog pléthore de textes courts, drôles, émouvants, voire les deux en même temps, de poèmes rimés (sans doute le domaine où il excelle le moins, en dépit de certains sonnets hilarants). S'y ajoutent nombre de romans et d'essais, dont la plupart demeurent inédits à ce jour.

• Orlando De Rudder, la rage d'écrire

Le retour à l'édition se fait néanmoins, avec un nouvel éditeur, Hors Commerce. Trois livres. Deux romans, avec des personnages plus contemporains, "Le trou Mahaut" et "Le bourreau de Maubeuge". Le premier est une merveille. L'imagination, la langue, l'humour féroce, tout y est, dans les proportions les plus généreuses. Le second, bien qu'en "middle tempo" comporte néanmoins des passages fulgurants. Un essai "Rhétorique de la scène de ménage", qui renvoie Zemmour à ses chères études et s'approcherait plutôt de la lucidité et du sens de la mise en perspective d'une Elisabeth Badinter.

• Orlando De Rudder, la rage d'écrire

Si la presse s'enthousiasme de nouveau pour "Le trou Mahaut", il semble qu'il n'en soit pas de même pour les suivants. Deux livres courts mais admirables, de vrais bijoux, verront également le jour chez deux petits éditeurs "Le noyer d'Erstein" et "Carrefour de la mélancolie". Ce bref retour "aux affaires" sera suivi d'une plus longue traversée du désert.

Son ultime ouvrage publié "Le Comte de permission", sans doute l'un de ses plus beaux, n'aura hélas qu'un faible écho, tant critique que public. Pourtant, ce roman historique écrit à la première personne est d'une puissance inouie dans son évocation, bien au dessus du "Château blanc" d'Orhan Pahnuk ou de "Sinouhe l'égyptien" de Mika Waltari.

J'espère qu'un jour l'on rendra justice au génie d'Orlando de Rudder. Mais nul ne pourra me rendre l'ami que j'ai perdu.

• Orlando De Rudder, la rage d'écrire

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Richard Powers, de la littérature avant toutes choses…

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Dès les premières pages, voire les premières lignes, du "Temps où nous chantions", nous avons la conscience aiguë d'avoir affaire à un grand livre. De ceux qui creusent de profonds et durables sillons dans l'esprit du lecteur. Un choc. Une découverte. L'exploration d'un monde, d'une écriture, d'une voix singulière enfin qui parle à chacun de nos sens. Un livre parfait qui jamais ne nous fait sentir le poids de sa perfection.

(©Jimmy KETS/REPORTERS-REA)

(©Jimmy KETS/REPORTERS-REA)

Ne pas se laisser impressionner par la taille imposante de l'ouvrage. Plus de mille pages, un colosse dont on peut craindre de ne jamais venir à bout. Une crainte qui d'emblée est réduite à néant, tant Richard Powers conjugue à merveille haute teneur en littérature et fluidité du récit.

• Richard Powers, de la littérature avant toutes choses…

Sans un mot inutile, sans que jamais nous ressentions cette impression de "remplissage" qui nous envahit trop souvent à la lecture de certains pavés. Durée et intensité ne s'annihilent jamais dans cette œuvre majeure, qui s'étend sur plus de quatre décennies de l'histoire des Etats-Unis.

Les secrets d'une telle réussite, qui va bien au delà de quelque épiphénomène de mode, tient à ce que l'auteur ici ne lâche rien. Ni la puissance du style, ni aucune des thématiques qu'il noue, ni sa riche galerie de personnages.

Donner chair aux individus et vraie profondeur aux mots, à mille lieues de l'impact immédiat de ces phrases/slogans qui interpellent et simulent quelque grandeur, mais dont il ne reste rien une fois le livre fermé : un objectif, une voie dont jamais l'auteur ne dévie. La vie toujours. L'âme et le corps s'unissant à travers la toile tissée par l'écriture.

Un concert qui unira le destin des deux héros du Temps où nous chantions

Le métissage, l'identité, la manière insidieuse dont une passion exclusive, quelle qu'elle fût, peut vous éloigner d'un réel qui, toujours, finit par prendre sa revanche : telles sont quelques unes des lignes directrices de "Le temps où nous chantions". Des sujets qui le parcourent, non de manière rectiligne, mais en espaces courbes, à l'image du Temps.

(Photo Credit: Bettman/Corbis)
(Photo Credit: Bettman/Corbis)

Le Temps, le chant ne sont pas ici de simples éléments anecdotiques. Ils occupent le cœur même de l'histoire. Ils sont axes et personnages.

Un physicien juif fuyant l'Allemagne du Troisième Reich, une jeune mulâtre de Philadelphie : rien ne les destinait à se rencontrer, encore moins à s'aimer, si ce n'est une commune passion pour la "grande" musique.

Elle est le foyer, l'abri, dans lequel ils tenteront d'inventer un nouvel alphabet. Passant d'une époque à l'autre en une feinte désinvolture, le livre met en parallèle l'histoire de ces deux êtres, de leur combat quotidien pour bâtir un futur à leurs trois enfants, et la destinée chaotique de leur descendance.

• Richard Powers, de la littérature avant toutes choses…

Ruth, Jonah et Joey, écartelés entre deux mondes, entre des racines trop prégnantes et d'autres à jamais introuvables, opéreront des choix radicalement différents pour trouver leur place. Se tromperont, chanteront et renaîtront de leurs cendres, se perdront dans la nuit. La musique, mais aussi la physique, dont leur père est féru, guideront leurs moments de gloire, leurs déchéances, leurs rédemptions.

Drôle, émouvant, poignant, soulevant avec élégance des questions fondamentales, rarement roman nous aura donné à voir, à toucher la musique. Jusqu'au bout, et longtemps après, nous sommes happés par son puissant sortilège. Quand la beauté se décline à un tel niveau d'exigence, de talent, de lucidité, on ne peut que s'incliner bas. Richard Powers n'est pas l'écrivain de demain. C'est d'ores et déjà le grand romancier d'aujourd'hui.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Faire danser les alligators sur la flûte de Pan

Publié le par brouillons-de-culture.fr

• Faire danser les alligators sur la flûte de Pan

Parmi les écrivains dont les actes ternissent la réputation littéraire, le cas Louis-Ferdinand Céline, un demi-siècle après sa disparition, demeure sans doute le plus problématique.

Il est particulièrement déstabilisant de penser que celui qui accoucha la littérature moderne au forceps fut aussi le pamphlétaire antisémite des "Beaux draps" de "L'école des cadavres" ou de "Bagatelles pour un massacre". Ouvrages publiés aux périodes les plus troubles de notre histoire.

Nombre d'artistes compromis lors de la seconde guerre mondiale nous semblent aujourd'hui obsolètes, du pompeux Gabriel d'Annunzio au poussiéreux Drieu De La Rochelle. Quelques superbes envolées lyriques chez le premier, une poignée de portraits saisissants chez l'autre suffisent à peine à les sauver de l'oubli le plus complet. L'extrême modernité de Céline, la puissance de son génie, sont paradoxalement les vertus qui le condamnent et le rendent inexcusable.

• Faire danser les alligators sur la flûte de Pan

Que Céline fût antisémite (ainsi que d'ailleurs homophobe et misogyne) avant-guerre est certes choquant, mais compréhensible à défaut d'être acceptable. Une part de l'intelligentsia d'alors l'était sans aucun état d'âme. On en trouve ainsi des traces chez des auteurs à priori peu suspects comme Chesterton ou Cendrars. Ce qui passe mal, en revanche, c'est qu'il maintint une position dès lors criminogène pendant l'Occupation.

• Faire danser les alligators sur la flûte de Pan

Depuis quelques années, il semble que cette énigme littéraire interpelle le monde du théâtre. Après l'estomaquant "Dieu qu'ils étaient lourds", porté par un Marc-Henri Lamande impérial, Denis Lavant endosse avec superbe la défroque de l'ermite de Meudon. "Faire danser les alligators sur la flûte de Pan" (une formulation de Céline lui-même) s'inspire d'une matière abondante : la correspondance de Céline. Tâche d'une ampleur pharaonique que celle qui consiste à organiser une structure théâtrale à partir d'une telle masse, aussi volumineuse qu'hétéroclite. Cela exige tout à la fois une grande rigueur et un certain nombre de partis-pris subjectifs. Un pari risqué pour Emile Brami mais dont l'enjeu vaut la peine : ne pas faire entendre un seul mot qui ne fut de Céline lui-même. Quitte à mélanger des missives d'époques différentes, pour mieux faire toucher du doigt une incontestable unité de pensée, y compris dans l'ignominie.

Denis Lavant incarne de manière magistrale les troublants paradoxes de cet homme de génie. Céline l'écorché vif qu'on admire et déteste ; Céline le maître explorateur des lettres modernes qui en quelques mots nous donne une renversante leçon de littérature et de vie ; Céline le provocateur qui s'attache à se rendre inacceptable aux yeux de tous par des positions extrêmes ; ou qui en quelques phrases lapide les plus grands auteurs de la première moitié du XXème siècle, avec une mauvaise foi réjouissante, bien qu’entachée parfois d’à-priori douteux.

• Faire danser les alligators sur la flûte de Pan

Ces doubles emboîtés l'un dans l'autre, à la manière de poupées russes, prennent place dans le corps frêle de l'acteur. Son jeu s'articule à merveille dans la mise en scène minimaliste mais précise de Ivan Morane qui tire parti du moindre objet, du moindre élément de décor. Un lit, une cuvette, un broc, une chaise deviennent éléments d'un théâtre gestuel dans lequel l'acteur excelle.

Nul ne peut, physiquement, être plus éloigné du romancier de "Voyage au bout de la nuit" que Denis Lavant. Nul ne lui ressemble pourtant davantage sur scène. Une modulation spécifique de la voix, une attitude physique particulière et nous voici transportés dans l'intimité du grand homme.

• Faire danser les alligators sur la flûte de Pan

Lavant appartient à cette catégorie d'acteurs "bigger than life" qui excellent dans le septième art mais peinent à y trouver leur place. Auxquels la magie des planches confère toute leur grandeur. Comédien fétiche de Leos Carax, tournant pléthore de films d'auteurs souvent restés confidentiels, il habite chaque seconde de "Faire danser les alligators …" avec une intensité rare. Vociférant, susurrant, ou adoptant le ton de la confidence, s'occupant de ses affaires tout en nous livrant le fond de sa pensée, c'est peu dire qu'il brûle les planches. Avec une maîtrise pyromaniaque extrême, il les incendie avec une jubilation féroce. Perturbante déstabilisante, drôle parfois, une pièce en tous cas indispensable.

"Faire danser les alligators sur la flûte de Pan" au théâtre de l'Oeuvre pour jusqu'au 11 janvier 2015

Pascal Perrot, texte 
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Longtemps, je me suis défié de Djian…

Publié le par brouillons-de-culture.fr

• Longtemps, je me suis défié de Djian…

Longtemps je me suis défié de Djian … Etait-ce sa "gueule d'atmosphère", si proche de l'image type du "beau ténébreux" qu'elle eût pu s'afficher sans peine en poster dans la chambre d'une ado goth ? Sa surmédiatisation, parfois proche de l'overdose, par des journalistes persuadés d'avoir découvert le Bukowski français , en outre "présentable" ? Bien sûr, tout cela participa sans doute à un certain agacement de ma part, d'où découlait une sorte de distance.

• Longtemps, je me suis défié de Djian…

Ce ne furent pourtant pas les raisons principales de ma mise en quarantaine littéraire de l'auteur de "37°2 le matin". L'élément déclencheur fut la lecture des premières pages de "Sotos". La désagréable sensation d'assister à un démarquage parfois proche du copié/collé du début de "La route de Los Angeles". Parmi ceux qui, consciemment ou non, ont suivi les nouvelles perspectives d'écriture ouvertes par les livres de John Fante, je trouvais Ravalec autrement plus doué. Evitant avec brio la caricature comme la photocopie, traçant une voie stylistique originale et racée, poussant sa recherche dans d'autres directions et ne se laissant pas écraser par son glorieux inspirateur.

• Longtemps, je me suis défié de Djian…

Je n'ai jamais rouvert "Sotos" et j'ai déserté Djian. Les années s'écoulèrent. Philippe Djian avait perdu son statut de "phénomène de mode" mais il était toujours là. Et progressivement le doute m'ébranla. N'étais-je pas passé à côté de quelque chose d'important ? Et s'il fallait se choisir des modèles pour en pomper la substantifique moelle, Fante ne valait-il pas mieux après tout que Guy Des Cars ? Philippe Djian avait, pour le moins, bon goût quant à ses sources d'inspiration.

• Longtemps, je me suis défié de Djian…

Ainsi, de fil en aiguille, en suis-je venu à me pencher de nouveau sur le cas Djian. Sans souci chronologique. Ne pas nécessairement m'attaquer au plus récent, ni au plus connu de ses livres. Je décidai d'effectuer une réactualisation de mes connaissances djianesques en douceur, commençant par ses histoires courtes. "Crocodiles" et "50 contre un" ébranlèrent sérieusement mes réticences initiales. Recueils inégaux certes (à l'instar de ceux de Vincent Ravalec) mais où brillent quelques purs diamants.

• Longtemps, je me suis défié de Djian…

Principalement lorsque l'auteur omet de vouloir à tous prix mixer et synthétiser John Fante et Bukowski dans un même récit (en gros, on boit beaucoup pour oublier que l'existence est décevante et l'on glorifie les perdants dans une époque où "gagner" c'est se perdre). Alors le verbe s'écoule, fluide toujours, éblouissant parfois, avec un sens de la formule qui n'a plus rien de la pose, mais donne un poids de chair à des personnages aux prises avec les petites ironies de la vie.

J'ai senti l'erreur de mon jugement premier : loin d'être le moine copiste de la littérature qui cogne et vous empoigne, l'auteur voyait sa propre créativité, réelle, étouffée sous le poids de ses idoles. Quand il s'en affranchissait enfin, son écriture pouvait prendre toute sa place et toute son ampleur. Ainsi de grands artistes ont-ils vu leurs débuts compromis par une trop grande déférence à leurs maîtres.

• Longtemps, je me suis défié de Djian…

Il ne me restait plus qu'à effectuer le grand saut : passer sur le versant romancier de notre homme. Le hasard a voulu que je tombe sur "Echine". Ce fût un livre estomaquant, rempli jusqu'à la gueule de choses bouleversantes, sans pour autant jamais donner de sentiment de saturation. La couleur sombre y est naturellement présente, mais elle est toujours sous-jacente, et ne se présente jamais en tant qu'unique possible.

Autour d'une histoire minimale, Djian dessine une galerie de personnage plus vrais que nature, qui nous deviennent soudainement très proches, y compris les moins propices à l'empathie. Pas un instant, nous ne décollons du récit de leurs heurts et malheurs. Djian mêle habilement un lyrisme discret à une approche plus directe, plus frontale du lecteur (celle précisément initiée par Fante et prolongée par Bukowski). Un style toujours au service du propos, conférant une incroyable densité à chacun de ses anti-héros. Fourmillant de réflexions percutantes, pertinentes et impertinentes à la fois, sur la littérature, la complexité des relations amicales entre personnes de sexe opposé, l'éducation des enfants, le romancier ne truque pas. Se refusant à sacrifier à la légende urbaine de l'écriture sèche comme à céder aux sirènes du pathos, il parvient sans ces deux béquilles à susciter de puissantes émotions, qui vous empoignent au détour d'une phrase ou d'une scène du livre.

A l'heure où s'amplifie un débat en sourdine (littérature "de gare" ou littérature tout court ?) peut-être serait-il temps de prendre du recul. S'il ne se hisse guère aux hauteurs des écrivains qu'il révère (ce qu'on ne saurait reprocher à quelqu'un qui admire Hemingway, Faulkner et Brautigan) Djian a de la gueule ou du style, ce qui en temps de paupérisation romanesque, n'est guère chose à négliger.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Le pays de l'alcool de Mo Yan : le Nobel et la bête

Publié le par brouillons-de-culture.fr

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Le dernier prix Nobel de Littérature récompense avant tout une phénoménale puissance d'écriture et une impressionnante richesse stylistique. Il s'agirait là d'une quasi-litote s'il ne s'agissait de Mo Yan, l'un des lauréats les plus controversés de ces dernières années. Car à l'inverse de son compatriote Gao Xingjian (qui reçut le Nobel treize ans auparavant), Mo Yan n'est ni un dissident, ni un expatrié. Ce qui, lorsqu'on vient d'un pays où les droits de l'homme ne sont pas, c'est le moins que l'on puisse dire, une priorité nationale, fait quelque peu tâche dans le monde des lettres. Un certain tollé s'éleva, à l'annonce des résultats, de la part des artistes chinois exilés. On accusa Mo Yan d'être le "poète du régime".

Appellation ambiguë, puisqu'elle présuppose un certain Qingnian-Bao-12-Oct-12-e1350016600722.jpgniveau d'exigence littéraire. L'artiste, par quelques propos sinon tendancieux du moins maladroits, rajouta quelques brindilles au bûcher que certains souhaiteraient allumer pour lui. Mais loin de posséder un talent, même très affirmé -ce qui fut le cas de bien des Nobel oubliés, en phase avec leur époque, mais plus guère avec la nôtre-, l'écrivain Mo Yan possède du génie. A mille lieues du consensuel, sa plume pourrait passer pour politiquement incorrecte s'il n'avait la carte du Parti. Mo Yan ne saurait en aucun cas être évacué d'un simple haussement d'épaules. Que ses livres aient, pour la plupart, obtenu la bénédiction des autorités est pour moi un grand mystère. Ainsi du "Pays de l'alcool"qui ferait passer le plus provocateur des auteurs occidentaux pour un joyeux plaisantin tout droit sorti de 'L'île aux enfants".

le-pays-de-l-alcool.jpgCannibalisme, éloge de l'éthylisme, corruption policière : tels sont les thèmes que Mo Yan passe à la moulinette d'un esprit joyeusement frondeur et d'une imagination fertile. "Le pays de l'alcool" emprunte les habits du polar pour mieux ensuite les jeter aux orties, rejoignant par l'esprit des livres aussi atypiques qu'"Un privé à Babylone" de Richard Brautigan ou "L'affreux pastis de la rue des merles" de Carlo Emilio Gadda. Ici, l'inventivité de l'intrigue ne le cède en rien à celle de la langue, bifurquant sans cesse dans des directions imprévues, voire imprévisibles, explosant en bouquet de métaphores. Le lecteur aura rarement été convié à un semblable festin. Pas depuis certains livres du grand Salman Rushdie. Roman drôle et furieusement décalé, "Le pays de l'alcool" use de toutes les formes d'humour, du plus absurde au plus noir, s"élance vers des sommets de lyrisme échevelé avant de conclure d'un grand éclat de rire rabelaisien. Nous embarque dans une énigme insensée dont la résolution apparaît rapidement secondaire. Emboîte avec brio les strates successives d'un récit en forme de poupées gigognes avant de volontairement laisser s'écrouler le château de cartes qu'il a si patiemment construit.

U154P5029T2D535574F34DT20121209094247.jpg"Le pays de l'alcool" prend toutes les libertés, s'autorise toutes les licences et toutes les parenthèses. Nous voici donc plongé dans les tribulations de l'inspecteur Ding Gou'er. Mandé par le juge d'instruction pour enquêter sur de prétendus banquets d'enfants. Entendez par là qu'on y sert des bambins jouflus, cuits à point, en plat de résistance. Drôle de personnage que ce Ding Gou'er. Totalement cyclothymique, il passe par toutes sortes d'états, de préférence les plus extrêmes. Parfois dépressif jusqu'à être tenté de mettre fin à ses jours, en d'autres instants il manifeste un enthousiasme excessif pour des êtres ou des choses qui lui sont, peu de temps après, devenues indifférentes. Pour corser le tout, l'inspecteur est grand amateur d'alcools, mais ne le supporte pas… Or, dès son arrivée dans la ville minière de Jiuguao, tout un chacun lui propose de boire, ce qu'il se doit d'accepter pour ne pas déshonorer ses hôtes. Pire encore : les directeurs de la mine font en son honneur un festin pantagruélique (qu'ils qualifient de simple repas) dont le mets de choix est un enfant habilement cuisiné… faux enfant, lui dit-on, simple artifice de décor, mais en est-il vraiment sûr.

mo-yan-3.jpgParallèlement un étudiant docteur en alcools de la ville de Jiuguo entre en correspondance avec l'écrivain Mo Yan. Et lui envoie ses nouvelles, lesquelles tournent principalement autour des "enfants de boucherie" et d'une belle mère fantasmée. Il incite Mo Yan à venir le voir et lui parle longuement du nain charismatique Yu Yichi, lequel se retrouve également présent dans les tribulations de l'inspecteur Ding Gou'er. "Le pays de l'alcool" déplace sans cesse les centres d'intérêt et l'on ne sait jamais d'où peut surgir le trait de génie. Chaque récit offre des morceaux de bravoure. Tant la correspondance entre Mo Yan et l'étudiant que les nouvelles de celles-ci, et naturellement l'histoire du trafic d'enfants. Et naturellement, toutes les pistes finissent par se rejoindre en un chaos invraisemblable et bouffon. Chaque page réserve des surprises, des trouvailles, des éblouissements.

Mo-Yan-prix-Nobel-de-litterature_article_landscape_pm_v8.jpgIl n'est pas interdit de penser que l'homme qui donne à ses livres des titres aussi insensés que "Enfant de fer" "Beaux seins belles fesses" "Le radis de cristal" ou "La mélopée de l'ail paradisiaque" se plaise à jouer avec les limites de ce qui peut être dit.  Toujours plus loin, protégé par l'écran de fumée de la fiction. Qu'il fusse, d'une certaine manière, un dissident intérieur. Même si tel n'était pas le cas, et quelles que soient l'ambivalence possible de l'homme, force nous est de reconnaître que Mo Yan est un immense écrivain.

Pascal Perrot, Texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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